

Réunis en sommet ces jeudi et vendredi, les dirigeants européens discuteront de la Turquie et d’éventuelles sanctions contre le pays du président Recep Tayyip Erdoğan. Entre Ankara et l'Union européenne, c'est le divorce. Et le processus d'adhésion, toujours officiellement ouvert, un souvenir.
Il y a une quinzaine d’années, à l’époque où la Turquie venait tout juste d’entamer ses négociations d’adhésion, si l’on avait demandé aux Turcs où serait leur pays en décembre 2020, la plupart auraient répondu, sans l’ombre d’une hésitation : "Au sein de l’Union européenne."
La réalité est très loin de ces aspirations. Les négociations d’adhésion sont bloquées depuis longtemps. Non seulement la Turquie n’est pas membre, mais elle multiplie les confrontations avec l’UE et certains de ses États comme la Grèce, Chypre et la France.
Serhat Güvenç, l’un des meilleurs experts turcs du sujet, pose un diagnostic pessimiste sur l’avenir de la relation Turquie-Union européenne : "Il n’y a même plus de malade sur lequel poser un diagnostic, on ne sait plus de quoi on parle ! Même si la Turquie renonçait maintenant à sa candidature et se disait prête à accepter une autre formule, l’Union européenne arriverait-elle à se mettre d’accord sur cette autre formule, sachant que deux de ses membres – la Grèce et Chypre – ont des comptes à régler avec la Turquie ?"
Je ne vois aucune issue possible dans un avenir proche, car je ne vois aucune volonté politique, aucun leadership.
Cet enseignant sait qu’il appartient à une époque révolue, qu’il est l’un des rares en Turquie à encore étudier de près la relation Turquie-Union européenne. Certains signes ne trompent pas. Depuis cinq ans, Serhat Güvenç n’a pas donné de cours sur l’histoire de cette relation dans sa prestigieuse université d’Istanbul : "La dernière année, les seuls étudiants inscrits à ce cours étaient deux Coréens, un Américain et deux Français. Il n’y avait plus aucun Turc ! L’université propose encore parfois ce cours, mais elle ne le confie plus à ses enseignants à temps plein. Ce n’est plus un sujet très important pour nous."
En Turquie, la perspective d’adhésion – l’Union européenne elle-même – n’intéresse en effet plus grand-monde. Toute une génération de Turcs a vu naître, puis s’éteindre, l’espoir d’une intégration au bloc européen… Toute une génération de chercheurs a vu prospérer, puis dépérir, son objet d’étude.
Des europhiles déprimés
Formé dans les années 1990 pour devenir l’un des futurs "eurocrates" d’une Turquie membre de l’UE, Serhat Güvenç ne doute pourtant pas de son utilité :
Que nous devenions membre ou pas, la Turquie continuera d’avoir des relations avec l’Union européenne… Et pour continuer ces relations, il faut un certain socle de connaissances.
"Mais je reconnais qu’il n’est pas simple de mener des recherches dans ce domaine, poursuit le chercheur. L’an dernier, j’ai été invité à donner une conférence à l’Institut d’études européennes, dont je suis diplômé. Dans l’assistance, il y avait une trentaine d’étudiants en master et doctorat. À l’évidence, ce que j’ai raconté les a démoralisés. Je leur ai dit qu’ils étaient désormais l’arrière-garde des relations Turquie-Europe, qu’ils seraient là pour ramasser les pots cassés…"
À la Fondation pour le développement économique, l’IKV, organisme d’expertise des Chambres de commerce et d’Industrie d’Istanbul créé dans les années 1960 pour dynamiser les relations turco-européennes, la chercheuse Çiğdem Nas reconnaît le besoin de repenser son travail.
Cette année, par exemple, l’IKV n’a pas reconduit sa traditionnelle enquête d’opinion, qui concluait toujours sur un soutien majoritaire des Turcs à l’adhésion :
On parle d’un processus au point mort, on parle de possibles sanctions… Dans un tel contexte, demander aux Turcs s’ils sont pour ou contre l’adhésion, ça n’a plus beaucoup de sens...
"Peut-être qu’on devrait changer un peu ce sondage, leur demander leur opinion sur les politiques de l’Union européenne… Jusqu’ici, ce sondage était aussi un message envoyé aux dirigeants turcs, pour leur dire "vous voyez, malgré tous les problèmes, l’opinion publique soutient toujours l’adhésion". Mais nous en sommes arrivés à un point où cela n’a peut-être plus beaucoup d'importance. Ni pour les dirigeants turcs, ni pour les dirigeants européens."
Une relation durable
La chercheuse, pourtant, est catégorique : elle continuera de scruter la relation Turquie-Union européenne :
Les changements en Europe auront toujours un impact sur la Turquie, ne serait-ce que d’un point de vue économique. Notre position est de dire que même si cette relation n’aboutit pas à une adhésion, il y a beaucoup de moyens et un grand besoin de faire progresser cette relation.
"Par exemple, il est clair aujourd’hui que l’Union douanière entre la Turquie et l’UE n’est plus du tout adaptée, qu’il faut la moderniser… Il faut réfléchir à tout ça. Je pense que les centres de réflexion comme le nôtre sont encore plus indispensables quand les relations vont mal. Quand les relations vont bien, tout le monde en Turquie est pro-Europe…"
Çiğdem Nas met toutefois en garde : des sanctions de l’Europe auraient peu de chances de faire plier le président Recep Tayyip Erdogan. Elles risqueraient en revanche d’éloigner encore davantage la Turquie et ses 82 millions de citoyens. Des Turcs qui – quoi qu’on en pense à Bruxelles ou à Ankara – se sentent pour la plupart européens à part entière.
L'équipe
- Journaliste