Après quinze ans d'instruction, la justice française vient de requérir un non-lieu au sujet de ce qui s'est passé à Bisesero, à l'ouest du Rwanda, en 1994. Alors qu'Emmanuel Macron arrive demain au Rwanda, retour sur les lieux du drame.
Il faut emprunter cette piste difficile, où peinent les voitures, à presque 3 000 mètres d'altitude entre les éboulis de terre rouge. À perte de vue des collines aux flancs escarpés, au vert bleui par les eucalyptus. Vision de paradis. Mais ici, chaque arbre, chaque herbe, chaque trou respire encore la mort.
Dans ces collines, au premier jour du génocide, des milliers de Tutsis sont venus se réfugier, pour échapper aux machettes, aux grenades et aux balles des milices interahamwe et des soldats des Forces armées rwandaises (FAR). 50 000 Tutsis y ont été exterminés en trois mois, après une résistance acharnée.
Aujourd'hui, un mémorial isolé, difficile d'accès, en coiffe le sommet. On y grimpe par un long chemin de croix, bordés de salles où des tibias et des crânes s'entassent dans des vitrines. Beaucoup portent la trace de coups de machette. Au sommet, une immense fosse commune, surplombée de stèles et leur litanie de noms.
Au pied du mémorial, un homme attend. Il s'appelle Éric Nzabihimana, c'est un rescapé du génocide de Bisesero. Le 27 juin 1994, le village est déjà décimé. À lui seul un mois plus tôt, un massacre a fait plus de 30 000 morts en deux jours. Les miliciens interahamwe et les soldats rwandais traquent les survivants, à bout de forces.
Alors, ce jour-là, quand Éric Nzabihimana aperçoit le convoi qui grimpe la colline, il sort du trou où il se cache.
J'ai vu que c'était des blancs, je me suis dit : ce sont des Français qui viennent à notre secours. Je me suis interposé sur la route, j'ai crié fort : "Nous sommes en danger, j'ai appris que vous veniez pour nous sauver, alors sauvez nous !"
Les soldats, raconte-t-il, se concertent. "Le long de la route, il y avait beaucoup de morts. J'ai été obligé de leur montrer des cadavres. Je leur ai dit que nous étions sortis de nos cachettes, et que les interahamwe nous voyaient sur la colline, qu'ils allaient tous nous tuer parce qu'ils avaient découvert que nous étions encore là..." Les soldats tergiversent.
Des journalistes, dont le Français Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro, sont là. La réponse des militaires accable Éric Nzabihimana.
Nous ne sommes pas prêts pour vous sauver aujourd'hui. Retournez dans vos cachettes, nous pourrons revenir dans deux ou trois jours.
"Non-assistance à personne en danger"
Trois jours pendant lesquels la tuerie continue. Quand l'armée française revient, il ne reste qu'une poignée de survivants, dont Bernard Kayumba. Aujourd'hui encore, l'homme, qui a perdu quasiment toute sa famille, essaie de comprendre. "Vous venez, vous trouvez des gens qui sont presque morts, vous avez l'information que ce sont des rescapés Tutsis qui ont été exterminés pendant trois mois, vous décidez de les laisser là en voyant autour d'eux des génocidaires encore présents... Vous leur facilitez pour exterminer ces Tutsis !"
C'est de la non-assistance à personne en danger ! Mais le danger, ça n'est pas n'importe lequel. C'est le danger de génocide contre les Tutsis.
Que s'est il vraiment passé à Bisesero ? Manque de moyens conformes aux conditions d'engagement ? Erreur d'appréciation ? Mauvaise communication, hiérarchie militaire qui dit avoir été prévenue, mais trop tard ? Des soldats présents auraient tenté d'alerter, de questionner les ordres, en vain. Thèse appuyée par les témoignages de journalistes présents.
En 2005, six parties civiles, dont Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba appuyés par des associations, ont saisi la justice au sujet de la responsabilité de la France. Le 3 mai dernier, après quinze ans d'instruction, le parquet de Paris a requis un non-lieu, écartant toute volonté délibérée, toute complicité avec les génocidaires.
"Les rescapés du génocide des Tutsis ont déjà accompli le sacrifice ultime, en pardonnant aux tueurs, en acceptant de vivre à leurs côté. Si vous voulez construire l'avenir, faire un pas en avant, les sacrifices sont incontournables", rappelle Bernard Kayumba. "Le fait de faire un pas en avant ne signifie pas qu'on oublie là d'où on vient. Je ne peux pas perdre l'espoir sur Bisesero, sur la réalité de ce que j'ai vécu. Dans cinq, dix, cinquante ans, les choses continueront à avancer. L'Histoire va répondre à toutes ces questions."
"Un échec profond" pour la France
Selon le récent rapport d'historiens Duclert, commandé par Emmanuel Macron et qui a conclu aux responsabilités "lourdes et accablantes de la France au Rwanda"__, Bisesero est un "échec profond" pour la France, dont les militaires engagés en 1994 au Rwanda sont accusés d'avoir tardé à intervenir, entraînant indirectement la mort de centaines de Tutsis. La politique de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, menée par un président et son entourage "aveuglés idéologiquement", a constitué une "faillite", dit le rapport rendu public fin mars. Si la commission Duclert relève que dans l'action de Turquoise, "l'effort de protection des Tutsis menacés est réel et se compte en milliers de personnes extraites de situations dangereuses", elle décrit un enchaînement de "logiques françaises à Bisesero", un "problème de renseignement".
Les historiens ont publié dans leur rapport le compte rendu édifiant du lieutenant-colonel Duval de ses observations faites le 27 juin, mais envoyé deux jours plus tard, d'une rencontre dans le secteur de Bisesero avec "une centaine de Tutsis réfugiés dans la montagne".
Il y a là une situation d'urgence qui débouchera sur une extermination si une structure humanitaire n'est pas rapidement mise en place ou tout au moins des moyens pour arrêter ces chasses à l'homme.
La commission d'historiens constate des délais importants dans la prise en compte des informations remontant du terrain et note que si Turquoise commence avec des consignes très strictes de neutralité vis-à-vis des belligérants, "la première source de menace qui est identifiée est néanmoins celle que constituerait le FPR" (rébellion tutsi du Front patriotique rwandais qui mit fin au génocide). Vingt-sept ans plus tard, Bisesero reste une ombre, qui plane, terrible, au-dessus de ces collines pleines de cris silencieux.
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