Anti-héros avec Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre

Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre
Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre ©Radio France - Christophe Ono-dit-Biot
Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre ©Radio France - Christophe Ono-dit-Biot
Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre ©Radio France - Christophe Ono-dit-Biot
Publicité

Les romancières Nathalie Kuperman et Noémi Lefebvre sont les invitées de Christophe Ono-dit-Biot à l'occasion de la sortie de leurs livres respectifs : "Je suis le genre de fille" (Flammarion, 223 pages) et "Poétique de l'emploi" (Verticales, 102 pages).

Avec

Aujourd’hui une émission consacrée à deux voix singulières de la littérature française, deux voix féminines aussi, assez antihéroïques, il faut le dire, et c’est même de cela que nous parlerons, mais extrêmement humaines, mordantes, drôles, aussi, parfois, et sacrément poétiques : Nathalie Kuperman et Noémi Lefebre.

Nathalie Kuperman est l’auteur d’une dizaine de livres parmi lesquels Rue Jean-Dolent qui parlait de l'apprentissage de la prison par une femme rendant visite à son homme deux fois par semaine à la Santé, à Paris. Ou de Nous étions des êtres vivants, sur une entreprise au bord de la faillite, le repreneur et les angoisses des salariés, la guerre économique et le sentiment de "devenir objet" des gens. Elle écrit aussi pour la jeunesse et les adolescents. Elle publie aujourd'hui chez Flammarion Je suis le genre de fille, qui n’est peut-être par pour les enfants, quoi que… Un livre punk en tout cas dans la façon qu’il a de livrer une vérité de façon extrêmement radicale, en trente chapitres brefs, qui commencent tous par "je suis le genre de fille" et qui dresse le portrait d’une narratrice qui a décidé de dire ses quatre vérités. Le genre de fille qui quoi ? Le genre de fille qui s’ennuie dans les dîners mais qui y va quand même, ou qui laisse les gens passer devant elle à la caisse. "Je suis le genre de fille qui aime repasser" (p.92), dit-elle aussi, et ça pourrait être anecdotique, mais on comprend que cela ne l’est pas quand elle, dit, cette fois, "je suis le genre de fille à s’être comportée de façon ignoble vis-à-vis de l’être qui lui était le plus cher" (p.59). Une fille qui prétend aimer la légèreté, mais, qui, lorsqu’on lui demande ce qu'elle devient, ne trouve rien de mieux à répondre que : "je ne deviens rien". Et là, on est au bord des larmes. Etait-ce l'effet que l'auteure visait avec cette belle litanie à la première personne, qui aurait pu s’intituler, comme l’un de ses livres dont nous parlions, mais cette fois au singulier, "Je suis un être vivant"?

Publicité

Noemi Lefebvre est l'auteure d'Etat des sentiments à l’âge adulte et d'un Autoportrait bleu, et était venue nous parler au Temps des écrivains d’Une enfance politique, un monologue, un flux de conscience, dans la tête et dans les mots de Martine, une femme qui était de retour chez sa mère et qui passait ses journées au lit, à fumer et divaguer en regardant des séries, en monologuant entre confusion extrême et clairvoyance incisive. Et l’on comprenait bientôt qu’elle sortait d’un séjour en hôpital psychiatrique où elle avait été internée à la demande de sa mère. Après la politique, c’est tout aristotéliciennement qu'elle nous parle de "poétique" avec Poétique de l’emploi chez Verticales, qui se présente comme un bien curieux art poétique livré par une jeune narratrice dans "l'angoisse de trouver un travail pour avoir un métier", car les métiers, de nos jours, sont "sans rapport avec la vie" et étrangers "à la variété de nos aspirations". Elle veut être poète, ça commence même comme ça, dans un drôle de dialogue avec son père : "il n’y  pas beaucoup de poésie en ce moment, j’ai dit à mon père". Voila ce qu’elle dit, s’efforçant, dans ce court livre, d’énoncer un certain nombre de règles pour se libérer des injonctions a-poétiques d’un monde mu par l’exploitation maximale des êtres humains et des injonctions qu’elle souligne : "tu es à disposition", "tu te conformes", "tu n'es pas libre", le tout dans une langue toute en tension linguistique, noyautée par de continuels changements de ton entre langage parlé et citations incrustées dans le texte, que ce soit du grand satiriste autrichien Karl Kraus ou du philologue Victor Klemperer qui dans LTI, la langue du IIIe Reich, disait : "Il règne en ce moment quelque durcissement qui influe sur tout le monde". Constat qu’on partage avec elle, constat terrible vu d’où parlait Klemperer. Noémi Lefebvre participe à une revue franco-allemande dont le titre en français est La Mer gelée, référence kafkaïenne. Est-ce pour la briser en nous, à coup de hache, à coup de livres, qu'elle a écrit cette Poétique de l’emploi

Merci à ces deux romancières de participer à cette émission. Nous disions anti-héroïnes tout à l’heure car il semble y avoir chez chacune d'elles la volonté de dépouiller de toute grandeur, comme un déguisement illusoire, leurs narratrices. Deux narratrices à la première personne, qui ne sont que trop conscientes de leurs failles, de leurs échecs, de leur fragilité_,_ de leur écrasement, même - par ses amis et sa fille adolescente pour la Juliette de Nathalie Kupermann, pas son "surmoi de père" pour la poétesse de Noemie Lefebvre_._ Sa narratrice ne croit pas en l’héroïsme : "Ton père a beau te rappeler la grandeur de l’héroïsme, un jour tu te demandes à quoi bon vivre et tuer et mourir" (p.56). Ce n’est pourtant pas de l’égoïsme, loin de là : elle est sensible à la souffrance d’autrui, et est marquée par une bavure policière, qui la conduit à remettre en question tout ce qu’elle a pu écrire. Pas plus d’héroïsme chez la Juliette de Nathalie Kupermann, qui bute contre sa passivité, paralysée par d’obscurs blocages qui l’entraînent dans une spirale infernale d’autodénigrement. Serait-il donc impossible, aujourd’hui, pour une héroïne de roman, d’être héroïque ? 

Je peux entendre la plainte comme un chant, comme quelque chose qui libère, qui n'est pas forcément larmoyant", Nathalie Kuperman

Si la poésie n'est plus qu'un art administré, de quelle poésie parle-t-on encore ?, Noémi Lefebvre

Leurs choix musicaux : 

  • Nathalie Kuperman : “I gotta feeling”, Black eyed peas
  • Noémi Lefebvre : "Way Down in the Hole", Tom Waits (album "Frank's Wild Years")

Pour aller plus loin :

L'équipe