Deux écrivaines dont les livres puisent leur force dans une filiation rompue ou blessée. Rupture, ou blessure qui leur a permis de se forger une langue à elles.
- Anne Serre Romancière
- Constance Debré Écrivaine
Cela faisait longtemps que j'étais tentée par l'invention d'une langue. J'ai tout lu d'Arno Schmidt et j'ai adoré comme il réinvente la langue, la ponctuation, la syntaxe. Cette langue m'a enchantée autant que je la comprenais. Je savais que j'écrirai un texte dans une langue recréée." Anne Serre
La littérature, ou ce que j'essaie d'en faire, est pour moi un discours. Je souhaite ne pas expliquer ce que je raconte. Le discours passe entre les événements. Ce que je raconte : l'histoire de mon fils, mes jeans et mes bagnoles, cela n'a aucune importance. Ce qui se passe dans la littérature et uniquement dans la littérature, c'est un rapport au monde qui va parler au lecteur, de solitude à solitude." Constance Debré
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Cette semaine, une rencontre entre deux écrivains dont les livres puisent leur force dans une filiation rompue ou blessée : Constance Debré, qui publie « Love me tender » (Flammarion) et Anne Serre, auteur de « Grande tiqueté » (Champ Vallon), unies par cette blessure qui leur a permis, peut-être, de se forger la langue qui leur est propre, avec une radicalité qui n’est pas sans beauté, loin de là !
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Pour « Grande tiqueté », Anne Serre a d’ailleurs presque inventé une langue : elle ressemble au français mais avec des accents archaïques qui la tirent vers le merveilleux, le médiéval, l’univers du conte. Pour réenchanter le monde ?
Pour « Love me tender », Constance Debré, elle, utilise le français – sauf dans le titre ! - mais comme débarrassé de ses codes : plus nu, plus fort, en accord avec la violence du monde, et l’ascèse qu’il réclame.
Sérieusement bizarre, dixit le New York Times
Anne Serre a publié une quinzaine de livres allant de la nouvelle au roman, de la pièce de théâtre au scénario, en passant par le pastiche comme dans « Voyage avec Vila-Matas » (2017). Elle est l’un des rares auteurs français à avoir reçu les honneurs de l’Amérique, avec notamment « Les Gouvernantes », présent dans la dernière sélection des Best translated books awards, et célébré pour son sens du merveilleux, son étrangeté, sa modernité. « Seriously weird et seriously excellent » (« sérieusement bizarre et sérieusement excellent ») avait écrit le New York Times au sujet de ce livre, et nous pourrions dire la même chose de son nouveau roman, « Grande Tiqueté » (Champ Vallon).
Un drôle de langage et l’agonie du père
Un conte, donc, écrit dans un français réinventé, déformé, recréé, qui déboussole le lecteur avant qu’il ne se familiarise avec lui, et qu’il ne s’y abandonne avec plaisir. Non sans avoir été averti par la préface du livre, fort belle, dans laquelle Anne Serre raconte l’origine de ce langage, surgi des lèvres de son père se débattant avec la maladie, un cancer des glandes salivaires qui l’empêchait de s’exprimer correctement. « Il se mit à parler une sorte de sabir, un discours plein de mots inconnus qui pouvait ressembler à un délire, mais qui selon moi n’en était pas un. J’en veux pour preuve que, contrairement aux médecins ou aux infirmières, je le comprenais à peu près. C’était un drôle de langage, comme s’il traduisait dans une autre langue (celle de la mort à venir?) sa langue coutumière. Et puisque je l’aimais, puisque l’arrivée de sa mort prochaine m’était très sensible, je redoublais sans doute d’attention le concernant. C’est ainsi que lorsqu’il me demandait dans une langue inconnue, formée de mots inconnus, de lui donner de l’eau ou de tirer le rideau de sa chambre, et cela sans un geste pourtant, je comprenais, comme si j’avais reçu les rudiments de cette langue étrangère. »
C’est dans cette langue étrangère qu’Anne Serre s’est mise à composer « Grande tiqueté », troussé comme un conte initiatique où trois personnages partent à la conquête de leur destin, et dont la première phrase est la suivante : « La brande de nos pères avait remisé là un sujet granduesque. Nous n’y étions pas amicés tom et moi. Il y avait même entre nous certain chemin fleuri hi hi les branches neigeuses comme des tombes et dulci là-dedans renversée cavalcadée. Excellent souvenir. »
Camille Laurens, qui a chroniqué ce livre dans Le Monde, cite dans son article un mot de Proust, dans « Contre Sainte-Beuve », qu’on a envie de citer, à notre tour : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ».
Anne Serre aurait-elle voulu prendre Proust au pied de la lettre ?
Un français dénudé, à vif
Autre langue avec Constance Debré : le français, malgré le titre en anglais, « Love me tender », mais comme dénudé, à vif, plus puissant. Constance Debré ? On serait tenté de ne pas la présenter puisqu’à chaque fois que quelqu’un le fait, c’est toujours par le prisme de sa famille, qu’il s’agisse de son grand-père gaulliste Michel Debré, de son oncle Jean-Louis Debré, ou encore de son père François Debré, grand reporter spécialiste de l’Asie, prix Albert Londres abîmé dans l’opium… D’ailleurs, se présenter, elle le fait d’ailleurs très bien elle-même dans les premières pages de « Love Me tender » : « Je nage tous les jours, j'ai le dos et les épaules musclés, les cheveux courts, bruns un peu gris devant, le détail d'un Caravage tatoué sur le bras gauche, et Fils de Pute, calligraphie soignée, sur le ventre, je suis grande, mince, j'ai peu de seins, un anneau à l'oreille droite, je porte des jeans, des pantalons de toile, des tee-shirts blancs ou noirs, des chemises d'homme l'été, un vieux blouson en cuir, […] je n'ai pas d'argent parce que je m'en fous, parce que je préfère écrire que travailler, je ne pense jamais que j'ai 47 ans, j'imagine que je vieillirai d'un coup, sauf si comme ma mère je meurs avant, à part mon fils que je ne vois plus tout va bien, il a huit ans mon fils, puis neuf, puis dix, puis onze, il s'appelle Paul, il est super. »
Mettre sa peau sur la table
C'est de ce fils qu'il va être question dans son livre, cru, physique, sexuel, arrimé à un sens de la liberté inexpugnable, écrit comme s’il lui fallait mettre sa peau sur la table », comme disait Céline. De ce fils, et de cet amour filial dont elle se demande pourquoi il serait si différent des autres, pourquoi on ne pourrait pas s'en lasser, comme des autres amours. D’un procès, aussi, qui l’oppose à celui de qui elle partageait sa vie, et dont l’enjeu est la garde de ce fils. Du corps, enfin, de ses souffrances et de ses plaisirs : l’amour, la nage… L’écriture ?
En découdre à chaque page
Rares sont les livres où l’on sent que tout tient à une voix, à une langue, à un corps. C’est le cas de ces deux textes, dont les auteurs semblent vouloir en découdre à chaque page.
Y a t-il un prix à payer pour trouver sa langue, quand on est écrivain ? Et quel est-il ? Notamment quand il est question de sa propre famille ?
Est-ce qu’on se forge sa propre langue, ou est-ce qu’elle nous est soufflée ?
Ecrire, est ce que c’est plaider pour que la vérité éclate ? Ou jouer avec la mort ?
Voici quelques unes des questions que nous avons voulu poser à nos invitées…
Choix musical d'Anne Serre : Ando Drom - Szi ek sej
Choix musical de Constance Debré : « La pluie qui tombe » de Daniel arc ( tiré de l'album "Crève Cœur")
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