Deux auteurs qui s’interrogent sur la façon dont nous appartenons au monde qui nous entoure. Sur la façon, aussi, dont certaines choses que nous possédons finissent pas nous posséder.
- Sabri Louatah Écrivain
- Lionel Shriver Femme de lettres et journaliste américaine
"Ecrire est une façon de résister. Il ne s'agit pas seulement de commenter ou d'imiter la réalité, mais de créer sa propre réalité. Et cela me met en colère qu'on me dise comment je dois créer mes personnages dans mon propre monde: cela m'appartient, c'est ma réalité, c'est ma réalité, et donc allez vous faire foutre." Lionel Shriver
Pour écrire un roman, en gros je cherche ce qui me gêne le plus, ce que je n'ai pas envie de regarder. Sabri Louatah
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Cette semaine dans Le Temps des écrivains, une nouvelle rencontre entre deux écrivains qui ne s’étaient jamais rencontrés alors qu’ils ont quelque chose de décisif en commun : la faculté de s’interroger, à travers la fiction, sur ce que nous ne voulons peut-être pas assez voir. Certaines aberrations de nos comportements, par exemple, et notamment l’emprise que peuvent avoir les objets sur nos vies contemporaines. Emprise dont les conséquences, quand ces objets sont hautement technologiques, mais pas seulement, peuvent être très fâcheuses.
Deux écrivains qui s’interrogent sur la façon dont nous appartenons au monde qui nous entoure. Sur la façon, aussi, dont certaines choses que nous possédons finissent pas nous posséder.
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Le premier est une première, la romancière américaine Lionel Shriver, qui publie chez Belfond un passionnant recueil de nouvelles, « Propriétés privées », sur la notion, précisément, d’appartenance, aux autres, à soi-même.
Avec elle, l’écrivain français Sabri Louatah, qui publie chez Flammarion « 404 », comme les pages introuvables d’internet, un récit légèrement d’anticipation dans lequel la high tech, ne comble pas les failles, bien au contraire, qui se creusent entre les populations.
Un cadeau de mariage qui n’a pas de prix
Lionel Shriver est l’auteur de 12 romans dont « Il faut qu’on parle de Kevin », lauréat du Orange Prize, porté à l’écran par Lynne Ramsay avec Tilda Swinton. Son recueil de nouvelles « Propriétés privées » rassemble plusieurs histoires centrées autour de la notion de propriété, et des effets de ce qu’on possède sur nos relations avec les autres. La première nouvelle, par exemple, explore avec une grande acuité de regard l’histoire de la relation entre un homme, et une femme, qui ont été amants avant de devenir les meilleurs amis du monde. Une relation qui se modifie considérablement quand l’homme décider d’épouser une autre femme qui ne supporte pas sa complicité avec la première. Il sera notamment question d’un cadeau de mariage qui n’a pas de prix, offert par la première aux mariés, et autour duquel vont se cristalliser des enjeux de pouvoirs absolument colossaux. On y trouve aussi l’histoire d’un arbre qui sème la zizanie entre deux voisins, à cause des graines qu’il répand, mais aussi l’idée d’une certaine forme d’invasion. L’histoire, aussi, d’une femme qui emménage dans une maison dont les habitants ont été expropriés et qui voit aussi sa vie bouleversée par les fantômes de ceux qui y vivaient avant elle. L’histoire, encore, d’un autre couple qui se met à regretter d’avoir acheté la maison qu’ils aimaient tant louer : qu’est ce qui a pu tellement changer ? L’histoire, enfin, d’une mère qui en a assez de voir son fils chez elle, à plus de trente ans, et qui, le poussant à quitter le nid familial pour qu’il vive de ses propres ailes, va en faire un symbole de la cause des sans-abris. Il est donc, ici, question de maisons, de sentiments, de liens familiaux et amoureux, tous perturbés par cette notion de propriété. Y aurait-il une morale à ce recueil de nouvelles ? Quelque chose que Lionel Shriver veut nous dire sur notre folie ?
Une France « éternelle et primesautière » ?
Sabri Louatah est l’auteur des « Sauvages », une saga de quatre romans devenue une série sur Canal+ et qui racontait l’élection, dans un avenir proche, d’un président d’ascendance algérienne à la tête de la France. Dans son nouveau roman, « 404 » (Flammarion), il imagine qu’en 2022, une femme qui incarne une France « blanche et gracieuse, à la fois éternelle et primesautière », est élue massivement après le viol qu’elle aurait subi de la part du président algérien lors d’un voyage officiel. Un viol « prouvé » par une vidéo hallucinante qui se révélera être un faux. Dans « 404 », on fait en effet tout dire aux images, et c’est ce règne des deepfakes qui conduit Allia, brillante major de Polytechnique, à inventer une application qu’elle nomme 404 et qui permet de filmer des vidéos infalsifiables. Allia a grandi dans l’Allier et c’est là qu’elle décide de tester son invention, auprès de son compagnon Mehdi, maire du village de La Brèche, en se faisant aider financièrement par un ancien camarade de prépa, Kader, nouveau magnat de la téléphonie. Le mieux étant l’ennemi du bien, 404 va avoir des effets assez imprévisibles, voire dramatiques, qui mettront bientôt l’Allier à feu et à sang sur fond de tensions communautaires. Car c’est le prisme par lequel Sabri Louatah nous offre cette saga politique et technologique : le conflit ethnique, l’auteur allant jusqu’à imaginer dans le roman qu’une région, où les Français d’ascendance maghrébine se sont réfugiés, finit par demander son indépendance. Même question qu’à Lionel Shriver : derrière ses habits hautements technologiques, le roman de Sabri Louatah a t-il une visée morale, parabolique, dans ce qu’il essaie de nous dire de la société où nous vivons, aujourd’hui ?
Contre l’accusation d’ « appropriation culturelle »
Lionel Shriver et Sabri Louatah : deux auteurs qui ont un goût prononcé pour la fiction, et même l’anticipation. Deux auteurs aussi particulièrement recherchés par le monde des séries ou du cinéma. Deux auteurs, enfin, qui font appel, dans leur art du roman, aux forces de l’imagination. Que leur permet donc ce choix de l’anticipation ? Ces passerelles vers le monde de l’image ? Cette foi en la fiction, définie ainsi par Lionel Shriver : « Contre l’obsession de l’authenticité, la fiction est par nature non authentique. C’est du faux, du faux avoué. Cela concerne des personnes qui n'existent pas et des événements qui ne se sont pas produits. Mais c’est le jeu, qui n’est pas de faire honneur à la réalité, mais de ce que tu peux faire t’en tirer ».
Il sera aussi question, avec Lionel Shriver, de la façon dont elle défend la liberté de tout écrivain à s’emparer de tout sujet, contre les accusations d’ « appropriation culturelle » lancées aux artistes et devenues récurrentes aux Etats-Unis.
Traduction de Marguerite Capelle
Choix musical de Lionel Shriver : "Anyone for Tennis?" by Cream.
Choix musical de Sabri Louatah : "The seventh sea" de Scott Walker
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