Malgré la large couverture journalistique de la guerre en Ukraine, la vérification des faits est toujours aussi complexe. Un conflit se définit par ses fronts militaires et journalistiques : le plus difficile demeure de comprendre l’expérience de la guerre.
- Annette Becker Historienne, professeur émérite des universités à l'université de Paris-Ouest Nanterre La Défense
- Christophe Deloire Secrétaire général de Reporters sans frontières
- Allan Kaval Journaliste au Monde, spécialiste du Moyen-Orient
Nous le savons au moins depuis la Grande Guerre : il est difficile de distinguer le bobard de l’information, la fausse nouvelle de la vraie. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et malgré le grand nombre de reporters sur le terrain, la connaissance que nous avons du conflit est forcément parcellaire. Combien de morts, civils et militaires, dans chaque camp ? Combien de chars ou d’avions détruits ? Nous en sommes réduits à des fourchettes larges et invérifiables. De plus, les vidéos de propagande et les déclarations hâtives des dirigeants conduisent souvent sur de fausses pistes, tandis que des médias sont interdits d’émettre.
Pour ce débat, Emmanuel Laurentin reçoit Annette Becker, historienne, professeure émérite à l'Université Paris Nanterre, vice-présidente du Centre international de recherche de l'Historial de la Grande Guerre de Péronne, Christophe Deloire, journaliste, secrétaire général de Reporters sans Frontières et Allan Kaval, journaliste au Monde, spécialiste du Moyen-Orient, lauréat en 2020 du Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre et du Prix Albert-Londres pour un reportage en Syrie sur un centre de détention de prisonniers djihadistes.
Annette Becker insiste sur la nécessité de recouper différents points de vue pour éviter la désinformation, et présente les journalistes comme des témoins : "Quand la guerre est totale, tout est bon à prendre. La désinformation fait partie des armes de guerre. (...) Tous les liens, des plus proches aux plus lointains, sont coupés, dans les familles, les quartiers, entre le front militaire et les sociétés. Les informations ne passent plus, alors on essaie à toute force de trouver des informations. On est prêts à croire n’importe quoi parce qu’on en a tellement besoin pour sortir de la sidération. C’est un besoin affectif, intellectuel, intime qui fait croire des choses qui normalement ne seraient pas crédibles. (...) Les journalistes sont comme des témoins. Ils voient, mais ils ne voient qu’un peu devant et autour d’eux. Les témoins, c’est la même chose. Le journaliste comme l’historien va être obligé de recouper tous les témoignages. Or, en temps très rapide, comment recouper ?"
Christophe Deloire met en lumière l'importance de l'investigation en temps de guerre et la nécessité de construire un cadre juridique pour réglementer la circulation de l'information au sein des démocraties : "On a coutume de dire que la guerre signe la fin de la vérité, car c’est le summum de la lutte, de l’affrontement des intérêts, tout est bon pour déstabiliser l’adversaire. (...) Le journalisme est une science de la proximité et de la distance. On ne peut pas être à un seul endroit pour regarder une situation, une scène ou un objet. Il serait absurde de considérer que le journalisme est limité en soi parce que certaines formes de journalisme auraient leurs limites. Être le nez sur l’action, ça a sa limite. Un seul endroit peut être déformant. Mais il y a plusieurs journalistes sur place, il y a plus d’un millier de journalistes étrangers aujourd’hui en Ukraine. Il y a la forme d’investigation qui consiste à aller en profondeur. On manque un peu d’investigation sur cette guerre. (...) L’explosion de la communication permet à plus de faits d’être révélés, mais aussi à la désinformation de circuler plus aisément et plus vite, du fait des biais cognitifs des êtres humains. La question, c’est comment fait-on le tri, dans un monde globalisé où il n’y a plus de frontières? Il faut construire un cadre juridique pour protéger les espaces informationnels démocratiques."
Allan Kaval souligne le rôle clé du journaliste pour amener à comprendre l'expérience de la guerre, et la complémentarité de l'enquête et du reportage sur le terrain : "On a une vue partielle, mais toutefois il n’est pas du ressort du ou de la reporter qui est envoyé sur une portion du terrain d’en donner un compte rendu exhaustif et infaillible. Leur rôle est de pouvoir raconter avec honnêteté, sincérité, fidélité, ce qu’ils voient. Il y a la temporalité du pur reportage de conflit, quand on se retrouve dans le quartier d’une ville. On raconte depuis cette rue ce qu’est l’expérience de la guerre, on tente de se mettre au diapason par l’écoute de l’expérience qu’en font les personnes que l’on rencontre, qu’ils soient combattants ou civils. Cela suppose certaines règles qui ne sont pas nécessairement celles de l’enquête. L’enquête est dans une temporalité autre. Il y a une complémentarité des deux approches. (...) Le journaliste voit de manière limitée, mais surtout il écoute. Lorsqu’on est sur un terrain de conflit, on sait que tout ce que l’on voit est limité, partiel. Il est nécessaire de comprendre la guerre non pas seulement comme un déplacement de troupes, et notre métier comme la capacité à en rendre compte, mais c’est aussi de rendre compte et de transmettre la guerre comme expérience par ceux qui la vivent. Savoir ce qu’est la guerre comme expérience humaine, la rendre compréhensible de manière universelle."
Bibliographie :
- Patrick Chauvel - 100 photos pour la liberté de la presse, Reporters sans Frontières, 2022
- La guerre transmise, Revue Sensibilités, n°10, janvier 2022
- Annette Becker, L'immontrable - Guerres et violences extrêmes dans l'art et la littérature. XXe-XXIe siècles, Créaphis éditions, 2021
- Andrea Brazzoduro, Ken Daimaru et Fabien Théofilakis (dir.), Faire l'histoire des violences de guerre, Créaphis éditions, 2021
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