Le groupe de travail "Information & Democracy" présentait au Forum de la Paix de Paris un rapport sur les "infodémies". À l'heure des fake news omniprésentes, qui peut réguler l'information ?
- Christophe Deloire Secrétaire général de Reporters sans frontières
- Manuel Cervera-Marzal Sociologue et chercheur à l'Université de Liège et chercheur associé à l'EHESS
- Anne Bellon Politiste, maîtresse de conférence à l'Université de Technologie de Compiègne, spécialiste des politiques numériques et de la régulation d’Internet.
Infox, Fake news, faits alternatifs, post-vérité… ces termes qui disent la crise d’un espace public saturé d’informations et la perte de légitimité des médias traditionnels ont de nouveau beaucoup été entendus cette semaine. À l’occasion bien sûr des élections présidentielles américaines, mais aussi de la présentation le 12 novembre par le « Forum Information et Démocratie » de 250 recommandations pour lutter contre ce qu’il appelle l’infodémie, la pandémie de fausses informations sur la Covid19.
Comme pour confirmer les craintes de ce groupe de travail sous l’égide de Reporter sans frontière, cette semaine a aussi été celle du succès inattendu d’un film mis en ligne le 11 novembre, Hold Up, qui emprunte tous les codes de l’enquête journalistique et du documentaire au service d’une sorte de synthèse des mécanismes et des thèses complotistes.
La bataille pour dire le réel fait rage et ceux qui avaient traditionnellement une fonction de relais de cette réalité – journalistes et scientifiques en tête – sont désarçonnés dans un univers numérique qui a remis en cause leur légitimité : ce qui a sans doute permis aussi à des personnes jusque-là inaudibles, absentes, « invisibles » pour reprendre le terme utilisé par la chercheuse Nonna Mayer, d’accéder à la scène médiatique, donc politique. Mais cela a aussi fait voler en éclat un cadre de régulation de la parole publique, dont les seuls arbitres semblent être désormais les grands réseaux sociaux.
Alors « Infox : qui détient la vérité ? »
Ces infodémies, qui sont donc la propagation d’informations, elles surviennent en temps de Covid-19, mais elles ne sont pas arrivées avec le Covid-19. Et donc, en fait, la problématique est beaucoup plus large. C’est celle de ce nouvel espace public qui est l'espace digital, dans lequel des contenus n'ayant rien à voir les uns avec les autres sont en concurrence : de la propagande d'État, de la publicité, du journalisme de qualité ou de moins bonne qualité, ce qui était autrefois la conversation à la table du dimanche ou la conversation de bistrot aujourd'hui. Et ça, c'est totalement nouveau dans l'histoire des démocraties. Et ça pose une question fondamentale : qu'est-ce qu'on fait de ça ? Comment remet-on des garanties démocratiques sur la délibération publique, quelles doivent-elles être dans un espace digital qui est aujourd'hui globalisé? Christophe Deloire
Il y a derrière cette idée de post-vérité d’infodémie vraiment, je crois, un procès à charge contre Internet. Ce serait le mal. Internet serait la cause de la brutalisation du débat public, serait un espace où on déverserait tout un tas de théories complotistes ou conspirationnistes. Il y a de ça sur Internet, mais sur Internet, il y a du très mauvais comme du très bon. Internet, ça a tout simplement ouvert l'accès à la parole à des personnes qui, auparavant, ne l'avaient pas. Parce qu'effectivement, auparavant, la parole était réservée quand même à certaines personnes autorisées, des experts à divers titres. Et aujourd'hui, elle s'est démocratisée grâce au Net. Et je crois qu'il faut faire très attention parce que souvent, derrière ce procès de la post-vérité, c'est un procès d'Internet et c'est au fond des attaques contre la démocratie et des attaques contre la parole du citoyen ordinaire. Manuel Cervera-Marzal
Ce que je trouve intéressant dans cette prise de parole, c'est d'avoir déplacé le regard sur la régulation et son évolution. Et vous avez raison, la régulation des médias existe depuis longtemps en France et justement, avec l'apparition d'Internet, le régulateur a fait le choix en France de mettre à part l'internet et de protéger ces intermédiaires techniques qui vont devenir très puissants, que sont les plateformes. Mais la régulation des médias, elle a connu d'autres évolutions. Par exemple, aux Etats-Unis, dans les années 1980, avec la grande vague de libéralisation, il y a eu une très forte dérégulation des médias, qui a permis l'apparition d'Internet, mais aussi de médias comme Fox News, ... Anne Bellon
Vous demandiez à qui revient ce rôle de régulation. Ce n'est à mon avis pas aux Etats, pas aux gouvernements. Le propre de la démocratie, c'est que l'on est dans un type de régime qui laisse la parole non seulement à ceux avec lesquels on n'est pas d'accord, mais même à ceux qui peuvent professer des insanités, des propos qui peuvent choquer profondément. Je crois que le propre de la démocratie, c'est précisément de faire preuve d'une tolérance maximale vis-à-vis des propos dissidents, voire obscènes. Je crois que la démocratie là dessus s'abîme quand elle essaye de restreindre comme ça la liberté d'expression sur Internet. Alors après il y a un deuxième type d'acteur qui peut intervenir : effectivement, les plateformes. Mais là, vous avez tout un tas de travaux sur ces hommes de l'ombre qui sont les modérateurs. Ce ne sont pas des robots qui font ça. Ce sont des personnes qui sont payés pour surveiller ce qui se passe sur Internet. Et ce qu'on voit, c'est qu'il y a tout un tas de biais dans la censure qui est appliquée au contenu, de biais qui sont des biais économiques et des biais idéologiques. Il y a des biais économiques, tout simplement parce que effectivement - il ne s'agit pas ici de complot - mais tout simplement les personnes qui sont salariées par Google, par Facebook ou d'autres, pour sélectionner ce qui va passer ou pas, elles rendent des comptes à leurs supérieurs. Le filtrage se fait en fonction des intérêts de l'entreprise, puisqu'il ne faut jamais oublier qu'on parle d'entreprises qui sont des entreprises privées. Manuel Cervera-Marzal
Si on essaye de résumer il y a trois solutions qui peuvent se combiner. Il y a déléguer toute la régulation aux plateformes - ce qui avait été le choix fait au début d'Internet - rendre les pouvoirs publics responsables de cette régulation - ce qui est de plus en plus en train d'être fait en France avec le renfort des pouvoirs du CSA sur Internet -, ou confier ce pouvoir de régulation à des commissions indépendantes qui vont être chargées d'en définir les principes. Et on voit qu'il y a des combinaisons un peu étranges parce que, par exemple, Facebook a créé un conseil de surveillance avec des personnalités dont certaines, en termes de parcours, peuvent aussi ressembler à celles créées par Reporters sans frontières. Donc, on voit bien qu'on est dans un moment un peu fluctuant, où de nouveaux principes sont en train d'être élaborés. On n'est pas encore arrivés à une stabilisation complète de ce que va être la régulation des contenus sur Internet. Anne Bellon
Je crois qu'il convient de surtout pas politiser cette question - que ce ne soit pas un camp contre un autre, au motif qu'un camp détiendrait plus la vérité qu'un autre. C'est effectivement absurde et c'est même dangereux politiquement. Les plateformes ont évolué. En 2000, une directive a été adoptée en Europe, la directive e-commerce qui, à l'époque, a prévu l'irresponsabilité des plateformes, au motif que c'étaient des tuyaux et qu'il ne fallait surtout pas leur faire peser de responsabilité éditoriale. Et je dirais presque qu'à l'époque, c'était bien vu, parce qu'elles étaient essentiellement ça et que si on leur avait imposé une responsabilité éditoriale, elles auraient pu faire des choix éditoriaux, ce qui aurait été très dangereux. Aujourd'hui, il ne faut surtout pas leur donner la possibilité de faire des choix éditoriaux, mais on découvre qu'elles ne font pas que porter l'information : elles organisent ce qu’on voit ou ce qu'on ne voit pas, elles hiérarchisent... Elles organisent l’espace public. Et donc ça doit être assorti d'un nouveau type de responsabilité très particulière et qui ne sont pas du tout les mêmes responsabilités que les médias. Christophe Deloire
Il y a une chose qu'il faut reconstruire, c'est quand même une forme de méthodologie de la vérité. Parce que l'absence de méthodologie de la vérité, c'est-à-dire de règles pour essayer d'établir les faits, de règles éthiques pour prohiber les conflits d'intérêts, c'est extrêmement dangereux. Et d'ailleurs, si on regarde la déontologie journalistique, elle s'est construite à partir de la Première Guerre mondiale parce que le journalisme avait conduit à la Première Guerre mondiale. À partir de là il y a eu un développement de la déontologie qui a permis d’apporter une amélioration de la qualité de l'information. Aujourd'hui, comment reconstruit-on ça ? Comment traite-t-on la question des droits et des devoirs de chacun, des responsabilités, au regard de la liberté d'expression ? Ça, c'est une question où il faut trouver des initiatives très précises et très concrètes. Christophe Deloire
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