Le massacre de civils change-t-il la nature de la guerre ?

Une habitante de Bucha pleurant sur la tombe de son fils, au nord-ouest de Kiev, le 6 avril 2022.
Une habitante de Bucha pleurant sur la tombe de son fils, au nord-ouest de Kiev, le 6 avril 2022. ©AFP - Ronaldo Schemidt
Une habitante de Bucha pleurant sur la tombe de son fils, au nord-ouest de Kiev, le 6 avril 2022. ©AFP - Ronaldo Schemidt
Une habitante de Bucha pleurant sur la tombe de son fils, au nord-ouest de Kiev, le 6 avril 2022. ©AFP - Ronaldo Schemidt
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Les atroces images du massacre récent de civils à Boutcha, au nord-ouest de Kiev, en Ukraine, ont suscité de vives réactions internationales. Comment expliquer un tel degré de violence ? Comment documenter ces crimes et juger un jour leurs responsables ?

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La découverte le week-end dernier de cadavres de civils ukrainiens dans la ville de Boutcha mais aussi, cette semaine, à Motyzhyn, ont donné l’impression que la guerre en Ukraine avait franchi un cap, rendant tangible ce dont témoignaient les habitants en quittant Marioupol : les civils étaient directement des cibles dans ce conflit. Comme si, épargnées par la guerre, les populations de l’Europe de l’Ouest découvraient ce que les spécialistes savaient depuis longtemps : les frontières entre militaires et civils, lentement forgées depuis le XIXe siècle, ont sauté dans les conflits les plus contemporains, en ex-Yougoslavie, en Syrie, en Tchétchénie et donc maintenant en Ukraine. Mais à quelles conditions une guerre pourrait-elle demeurer dans les frontières du licite ?

Pour ce débat, Emmanuel Laurentin reçoit Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Elisabeth Claverie, anthropologue, directrice de recherche émérite au CNRS et Christian Ingrao, historien, chargé de recherches au CNRS, membre du Centre d'études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA).

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Stéphane Audoin-Rouzeau note la difficulté des sociétés occidentales à anticiper le temps de guerre, et l'inhérence de la violence extrême lors des combats :  "La guerre appartient à un temps étanche au temps de paix, dans lequel les acteurs sociaux ne se comportent pas de la même manière. Cela explique l'immense décalage entre notre non-anticipation de la guerre et la Russie dont les dirigeants étaient déjà dans le temps de guerre. (...) Les sociétés ne parviennent pas à sortir du temps de paix et découvrent, ébahies, ce qu'est le temps de guerre pour ceux qui la font. (...) Je ne suis pas sûr qu'on puisse regarder ce qu'il est en train de se passer comme une nouvelle découpe des communautés. (...) Il faut voir les choses en face : la violence extrême est inhérente à l'activité guerrière. (...) Les transgressions, ont, à chaque fois, lieu. (...) C'est une violence qui dépasse son propre objet. Il s'agit, face à des populations inoffensives, d'infliger un surcroît de douleur à la communauté à laquelle ces populations appartiennent."

Elisabeth Claverie explique son travail auprès des enquêteurs, et la manière dont les Cours pénales internationales analysent les massacres des civils : "Il y a une absence de gradation. (...) Dans les conflits contemporains, on voit les massacres commis par des troupes régulières, et des massacres qui sont sous-loués à des troupes irrégulières. (...) Les enquêteurs des Cours pénales internationales sont des spécialistes de la lecture des fosses. (...) La Cour pénale internationale a envoyé des enquêteurs en Ukraine. (...) On sait maintenant un certain nombre de choses sur la répartition des rôles."

Christian Ingrao souligne la grande vengeance qui caractérise les combats violents, et la nécessité de contextualiser les violences : "On apprend à regarder la violence de guerre en face. Malgré tout, on voit la catastrophe s'avancer, et on y peut rien. (...) La pointe de la violence de guerre s'est déplacée vers les populations civiles. Ce déplacement est aidé par l'extraordinaire accroissement des moyens techniques, une partie de ces civils est tuée par accident, mais la plupart est tuée intentionnellement. Il y a une radicalisation cumulative de la violence de guerre. (...) Plus le combat est violent, plus la vengeance contre les populations civiles est grande. (...) Les sociétés belligérantes choisissent invariablement de s'attaquer aux populations civiles. (...) Il y a un héritage de la culture soviétique et des différentes cultures ukrainiennes, russes. Il faut passer par la contextualisation des violences."

Bibliographie :

  • La guerre transmise, Histoire critique et sciences sociales, Sensibilités n°10, janvier 2022
  • Christian Ingrao, Le Soleil noir du paroxysme : Nazisme, violence de guerre, temps présent, Odile Jacob, 2021
Le Temps du débat
37 min

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