Que veut la génération des printemps arabes ?

"Ce soir, reculez !", extrait du film "Our voices as only weapon"
"Ce soir, reculez !", extrait du film "Our voices as only weapon"  - Hind Meddeb
"Ce soir, reculez !", extrait du film "Our voices as only weapon" - Hind Meddeb
"Ce soir, reculez !", extrait du film "Our voices as only weapon" - Hind Meddeb
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La jeunesse arabe est en première ligne des insurrections du début de l’année 2020 au Soudan, en Irak, en Tunisie, en Algérie, au Liban... Peut-on pour autant parler d’une génération des printemps arabes ? Pour quel avenir, et avec quelles spécificités lutterait-elle ?

Avec
  • Hind Meddeb Chroniqueuse Matinale
  • Manon-Nour Tannous Politologue, maître de conférences à l'Université de Reims, enseignante à Sciences Po et chercheure associée au Centre Thucydide (Université Paris II) et au Collège de France (chaire d’histoire contemporaine du monde arabe)
  • Ziad Majed Chercheur et politiste franco-libanais, professeur et directeur du programme des études du Moyen-Orient à l'Université américaine de Paris

Si cette émission, enregistrée le dimanche 1er mars à l’IMA à l’occasion des Journées d’histoire du monde arabe, s’était tenue il y a deux ans, nous aurions sûrement évoqué le relatif échec des printemps arabes de 2011-2012.

Au début de 2020, le regard a changé car en Irak, au Liban, au Soudan et en Algérie, des soulèvements nouveaux, tirant les enseignements des échecs précédents, ont vu le jour.

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Peut-on pour autant parler d’une ou de plusieurs « générations » de ces révoltes et révolutions ? Et si ces générations existent, que veulent-elles exactement ?

Manon-Nour Tannous, Hind Meddeb, Emmanuel Laurentin et Ziad Majed à l'Institut du Monde Arabe
Manon-Nour Tannous, Hind Meddeb, Emmanuel Laurentin et Ziad Majed à l'Institut du Monde Arabe

Notre invitée Hind Meddeb est réalisatrice d'un film sur la révolution au Soudan, " Our voices as only weapons

Des continuités historiques d'une génération à l'autre 

Hind Meddeb explique que la révolution de 2018-2019 au Soudan est la "troisième révolution" après celles de 1964 et 1985 et que cette dernière se réfère constamment aux "slogans des révolutions" passées. Elle explique aussi que dans ces soulèvements, "il n'y a pas du tout l'idée que les vieux seraient has been et que les jeunes détiendraient quelque chose de fondamentalement nouveau".

En effet, la transmission entre les générations se fait par le biais de l'art, et en particulier de la musique. Lors des révolutions de 2011-2012 en Egypte, "un mouvement des jeunes, entre quinze et vingt ans, des bidonvilles du Caire, chantaient des chansons très controversées" inspirées du poète égyptien Ahmed Fouad Negm (1929-2013).

Un combat n'annule pas forcément celui qui a eu lieu les années précédentes. Jean-François Sirinelli parlait pour Mai 68 de "génération palimpseste", c'est à dire une génération qui réécrit ses luttes sur celles des anciens. Manon-Nour Tannous

"Nous le portons comme une écharpe , Révolution !" extrait du film "Our voices as only weapon" de Hind Meddeb
"Nous le portons comme une écharpe , Révolution !" extrait du film "Our voices as only weapon" de Hind Meddeb

Manon-Nour Tannous explique que les révoltes en Syrie sont, en partie, le fait d'une génération d'âge qui "n'a connu que les Assad au pouvoir, puisqu'ils sont arrivés dans les années 1970, et qui ont une socialisation différente de celle de leurs parents car ils ont accès aux chaines satellitaires à la fin des années 1990 puis à Internet". Cependant, elle considère qu'il y a un "biais occidental" à vouloir voir dans les protagonistes de la révolution en Syrie des "jeunes, branchés, technophiles". Elle précise que "le lien n'est pas forcément évident entre les lieux de soulèvements et la connexion des régions. [...] On a beaucoup parlé de génération Facebook ou de génération 2.0 mais c'est sans doute une image déformée de la réalité". 

Il y a dans la génération de 2011 des souffrances communes. Si les gens sont sortis dans la rue, dans le monde arabe et en Syrie, c'est parce qu'on a des générations de plus en plus éduquées, urbaines, avec des cellules familiales de plus en plus restreintes, qui se retrouvent sur un marché du travail dominé par le secteur public, sans possibilité d'accéder à l'entrepreneuriat ou même d'avoir des crédits pour investir dans le secteur privé. La figure, certes un peu simpliste, du chômeur diplomé, sert quand même à donner un des traits des jeunes qui sont sortis dans la rue en 2011. Manon-Nour Tannous 

"Un Etat militaire ? Non, Non, Non !" extrait du film "Our voices as only weapon" de Hind Meddeb
"Un Etat militaire ? Non, Non, Non !" extrait du film "Our voices as only weapon" de Hind Meddeb

Une rupture dans les modes d'action ? Des printemps sans leader et sans arme

D'après Manon-Nour Tanous, l'une des caractéristiques principales du mouvement de 2011, et qui en fait sa "richesse", c'est sa capacité d'être "sans leader, sans personnalité charismatique, sans volonté de remplacer les dirigeants par d'autres. C'est vraiment un changement de pensée des mouvements par le bas que les chancelleries occidentales ont eu beaucoup de mal à considérer, car il est beaucoup plus confortable de parier sur une nouvelle personnalité que de parier sur un mouvement sans leader"

Dans cette nouvelle génération de lutte, il y a quelque chose de nouveau par rapport au langage, par rapport à la présence dans la rue, par rapport à la forte participation des femmes. [...] La plupart des gens qui sont dans la rue aujourd'hui au Liban avaient 4 ou 5 ans en 2005, ils ont un autre logiciel. [...] Il y a une culture de joie dans les manifestations, malgré la tragédie économique et financière que vit la pays. Il y a de la musique, de l'humour, une véritable présence féministe dans les slogans. Ziad Majed 

A propos du Liban, Ziad Majed note que_"la nouvelle génération veut en finir avec le système confessionnel, ou bien veut le réformer de manière très sérieuse. C'est une génération qui parle de la présence des femmes non pas comme participation politique comme ce fut le cas avant, mais comme présence qui lutte contre le patriarcat, contre un système qui a écrasé les droits des femmes pendant de longues années"._ Il parle d'un _"conflit de génération"_ entre sa génération qui a vécu la guerre civile, et la nouvelle génération qui a "d'autres priorités, une nouvelle culture politique"

Hind Meddeb explique que "les soudanais tenaient à ce que cette révolution reste pacifique parce qu'ils ont traversé plus d'un demi-siècle de guerre civile et qu'ils veulent mettre fin à toutes ces guerres. Ils pensent qu'ils n'ont aucune chance de gagner cette révolution et d'obtenir ce qu'il souhaitent par les armes"

Toutes les révolutions arabes sans exception, en 2011 comme en 2018/2019, étaient des révolutions pacifistes. Ziad Majed

Quelles revendications ? 

D'après Hind Meddeb, les revendications au Soudan sont assez particulières car le pays "a traversé trente ans de dictature religieuse". Elle explique qu'une dictature religieuse "est un régime dans laquelle on essaie, en divisant les différentes confessions, d'imposer la langue arabe, l'islam comme religion et qui considère qu'être arabe est supérieur à être africain". Or, le Soudan "est un pays où on parle plus de 500 dialectes, une centaine de langues différentes, c'est un pays profondément arabo-africain. L'un des slogans les plus forts de la révolution soudanaise c'est "Nous sommes tous darfouris". Les manifestants ne veulent plus de cette politique d'uniformisation de la langue arabe comme langue unique et de l'islam comme unique religion". 

Il faut distinguer à mon avis les révolutions de 2011, 2018, 2019 et 2020. En 2018, 2019 et 2020, la présence des slogans religieux est de loin inférieure à ce qu'on voyait en 2011. Ziad Majed 

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