Après la censure conservatrice, la censure woke ?

A-t-on le droit de créer des personnages appartenant aux minorités, sans leur appartenir soi-même ? La tendance à vouloir moraliser la littérature, en la mettant au service du politiquement correct, se radicalise aux Etats-Unis
A-t-on le droit de créer des personnages appartenant aux minorités, sans leur appartenir soi-même ? La tendance à vouloir moraliser la littérature, en la mettant au service du politiquement correct, se radicalise aux Etats-Unis ©Getty - Jeffrey Coolidge
A-t-on le droit de créer des personnages appartenant aux minorités, sans leur appartenir soi-même ? La tendance à vouloir moraliser la littérature, en la mettant au service du politiquement correct, se radicalise aux Etats-Unis ©Getty - Jeffrey Coolidge
A-t-on le droit de créer des personnages appartenant aux minorités, sans leur appartenir soi-même ? La tendance à vouloir moraliser la littérature, en la mettant au service du politiquement correct, se radicalise aux Etats-Unis ©Getty - Jeffrey Coolidge
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Qui aurait imaginé que la nouvelle gauche américaine tournerait le dos aux idéaux libertaires de ses prédécesseurs ? Entre "appropriation culturelle" et textes jugés "offensants", la tendance du politiquement correct qui évalue la littérature selon des critères moraux se radicalise aux Etats-Unis.

La censure des œuvres littéraires n’est pas une nouveauté aux Etats-Unis. Entre les deux guerres mondiales, la droite puritaine était parvenue à faire interdire Ulysse de James Joyce et L'Amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence. Après la Seconde Guerre mondiale, Norman Mailer eut encore des ennuis avec la censure pour la parution de son grand roman de guerre, Les nus et les morts. Et plus récemment, des livres comme Un enfant du pays de Richard Wright et Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey ont été retirés des lectures conseillées aux élèves du secondaire. Officiellement pour leur vulgarité. En réalité, pour leur contenu jugé subversif. Au moins avait-on la satisfaction d’assister à la réhabilitation de ces œuvres et de leurs auteurs, à mesure que le temps passait, que les esprits s’ouvraient, que la tolérance progressait dans la société américaine. En outre, la littérature avait acquis, depuis longtemps, dans nos démocraties, un statut spécial. On estimait qu’elle n’avait de comptes à rendre ni au pouvoir politique, ni aux autorités religieuses.

Le Tour du monde des idées
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De quelques procès en appropriation culturelle

Les luttes des années soixante ont démarré avec le Free Speech Movement, lancé à Berkeley durant l’année universitaire 1964/65. La liberté d’expression était apparue aux étudiants contestataires de cette époque comme la condition sine qua non de tout progrès social. Et voilà que les cas de censure se multiplient aux Etats-Unis. Et comme le constate le critique littéraire Otis Houston, dans la revue Persuasion, cette fois, ils proviennent de la gauche. 

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Laura Moriarty a été encensée par la presse progressiste pour son roman American Heart. Elle y décrit la prise de conscience du racisme par une teenager dans une Amérique où existerait des "camps d’internement pour les musulmans". L’héroïne va aider une jeune musulmane, évadée d’un de ces camps, à passer au Canada. Voilà, apparemment, le roman typique de la jeune génération de gauche américaine, imaginant son pays sur la voie du fascisme. Mais voilà : Laura Moriarty a créé un personnage de musulmane, alors qu’elle ne l’est pas elle-même. Du coup, la revue spécialisée en littérature pour la jeunesse, Kirkus Review, qui avait encensé le livre, retire l’article et qualifie à présent American Heart de "problématique"

Le roman de Jeanine Cummins, American Dirt, a été un best-seller. Un million d’exemplaires vendus. La romancière Sandra Cisneros a dit que c’était "the great novel of Las Americas". Et, en effet, il raconte l’odyssée d’une libraire sud-américaine et de son fils, fuyant les cartels de la drogue vers la terre promise états-unienne. Dans ce cas-là aussi, on ne peut pas faire plus politiquement correct. Mais il y a un hic : Jeanine Cummins n’est pas d'origine centre-américaine. Elle n’est pas "latina". La militante  Myriam Gurba est montée au créneau : "C’est de la littérature de justice sociale faux-cul, ça me fait bouillir le sang". Et le mot est lâché : "appropriation culturelle". Une auteure blanche n’est pas légitime à écrire sur le malheur des Latinos. On atteint le comique involontaire, lorsque Jeanine Cummins croit se justifier en arguant qu’une de ses grands-mères était portoricaine... Un seul quartier de noblesse. Insuffisant aux yeux de ses détracteurs. Elle demeure racialement inadéquate pour évoquer les malheurs des Latinos.

Signes des temps
45 min

De Woody Allen à J. K. Rowlings, la littérature passée au crible de "sensitive readers"

Toutes les maisons d’édition ont récemment dû embaucher des "sensitive readers_"_ appartenant aux minorités ethniques et sexuelles pour éplucher les textes qu’ils s’apprêtent à publier. Ils traquent tout ce qui pourrait être jugé "offensants" par les nouveaux censeurs. Viet Thanh Nguyen, célèbre auteur de romans policiers et professeur de littérature à l’Université de Californie, prétend que le seul but respectable de la littérature, de nos jours, devrait être d’apporter des changements à travers "le genre d’ouvrage critique et politique qui ébranle la blanchitude et révèle les legs du colonialisme". Tout le reste, selon lui, n’est que "chansonnettes sur les fleurs et la lune"

Hachette a renoncé à éditer les mémoires de Woody Allen, alors que tous les tribunaux l’ont jugé innocent de ce dont l’accuse son ex-épouse, Mia Farrow. Penguin Random House Canada, qui édite les ouvrages du professeur de psychologie Jordan Peterson, a fait face à une bronca de ses employés "woke" qui refusaient la publication du dernier livre de cet auteur, réputé conservateur. Les jeunes collaborateurs de la maison d’édition "pleuraient à chaudes larmes", nous dit-on, à l’idée que cet auteur allait être à nouveau autorisé à la lecture. Le spectre de la censeur se rapproche de plus en plus de certains auteurs à succès.

Ainsi, les ouvrages de J.K. Rowling, la célébrissime auteure de Harry Potter, ont été brûlés sur certains campus, parce qu’elle est accusée de ne pas considérer, comme beaucoup de féministes, les transsesxuelles comme des femmes à part entière. Dans son dernier livre, un personnage de tueur en série se déguise en femme pour commettre ses crimes. N’est-ce pas une attaque insupportable contre les travestis ?

La Théorie
3 min

Un nouveau moralisme littéraire

Qui aurait imaginé que la nouvelle gauche américaine tourne ainsi le dos aux idéaux libertaires de ses prédécesseurs ? 

Un nouveau moralisme littéraire passe au crible les écrits contemporains à la recherche de quelque péché.          
Otis Houston. 

Pire, un groupe de professeurs du secondaire a créé le hashtag #DisruptTexts consacré à traquer dans les œuvres classiques, ce qui risquerait de "heurter la sensibilité des jeunes lecteurs". Ils ont trouvé des "représentations problématiques" dans beaucoup de ces livres : nombre de tragédies de Shakespeare sont fortement déconseillées : elles reproduisent les préjugés racistes de cette époque de ténèbres. Quant à Gatsby le magnifique, il reflète la vision, sur les femmes, d’un mâle blanc hétérosexuel. A proscrire… On a l’impression de voir ressurgir une querelle qui avait agité l’intelligentsia russe à la fin du XIXe siècle : doit-on juger les œuvres littéraires d’après des critères purement esthétiques, ou bien moraux ? La littérature a-t-elle pour fonction d’éduquer le public, de "diriger les esprits" comme le professait Bielinski

Otis Houston est persuadé du contraire : "Traiter la littérature en fonction de buts politiques – et le faire par peur des meutes justicières en ligne - dévalue l’art de façon significative. Cela crée, chez les écrivains, la peur lorsqu’ils se risquent à explorer des perspectives extérieures aux définitions simplistes de leur propre identité, ou créer des personnages moralement complexes."

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