Pourquoi la figure de Bertrand de Jouvenel, méconnue en France, conserve-t-elle un tel prestige aux Etats-Unis près de quarante ans après sa mort ? Après la Seconde Guerre mondiale, revenu de bien des erreurs politiques, ce penseur libéral a développé une œuvre marquante de la philosophie politique.
"Il a été dit que Jouvenel était le moins connu et le plus significatif des philosophes politiques du XXe siècle". C’est par ces mots que Daniel Mahoney, professeur de philosophie politique à Assumption College, près de Boston, ouvre l’article de fond qu’il consacre à Bertrand de Jouvenel (1903-1987) sur le site Law & Liberty. Durant de longues années, il a été plus connu et mieux apprécié en tant que philosophe dans le monde anglo-américain qu’en France. Peut-être, parce que c’était un penseur libéral dans un pays qui n’a jamais vraiment apprécié le libéralisme" poursuit le philosophe américain, spécialiste de la pensée française.
Mais peut-être aussi parce que ce penseur a aussi voulu jouer un rôle politique et que ses engagements successifs n’ont guère été judicieux. Proche du parti radical par son milieu familial, il a fait partie des " non-conformistes des années trente", à la recherche d’une "troisième voie" entre capitalisme et communisme. Ce qui l’a mené jusqu’au PPF, le parti fasciste créé par Jacques Doriot... A l’époque, Jouvenel écrivait : "Le désordre économique du monde réclame l’intervention de forces ordonnatrices de l’économie. Comme on n’a pas pu créer de telles forces dans le domaine international, c’est dans le domaine national que l’on procède à la remise en ordre : c’est le socialisme national." Ça fait froid dans le dos.
La philosophie politique, une science morale
Certes, il prendra assez vite ses distances avec les milieux de la collaboration, pour se réfugier en Corrèze, non loin de son ami Emmanuel Berl. Après la guerre, il crée le réseau Futuribles, participe au Club de Rome et pose les jalons de l’écologie politique. Mais surtout, il publie une trilogie d’essais que Daniel Mahoney juge absolument remarquables. Ils font, en effet, de leur auteur, une référence dans le monde intellectuel nord-américain. Pour Jouvenel, relève-t-il, la philosophie politique est une science morale. Elle a en particulier pour mission de guider le souverain dans l’exercice de son pouvoir. Or, en démocratie, le souverain, c’est nous, c’est le peuple.
On peut résumer les thèses développées dans le premier de ces grands livres,
Du pouvoir en quatre idées-forces :
1. La concentration du pouvoir s’est accomplie, en France, durant la monarchie absolue. Mais la Révolution, loin d’avoir mis un terme à cette destruction systématique des libertés subjectives et concrètes a, au contraire, parachevé l’œuvre ruminée par nos rois. Pas très original. C’était déjà dans Tocqueville.
2. Ce développement d’un pouvoir liberticide s’est accompli avec la complicité active des citoyens, persuadés de hâter ainsi leur rêve d’égalité et d’émancipation à l’égard des autorités sociales traditionnelles.
3. Le problème français vient de la Révolution. Celle-ci nous a enseigné à confondre la démocratie avec la souveraineté du peuple. Or la démocratie devrait systématiser le règne du Droit, protecteur des libertés individuelles. Elle devrait limiter et contenir la tendance spontanée du Pouvoir à s’étendre à des domaines plus nombreux. Quant à la souveraineté populaire, c’est qu’un mythe dangereux. Car selon ses théoriciens, le "peuple" ne saurait s’opprimer lui-même. Pourtant, des régimes qui s’en sont réclamés ont bel et bien anticipé le totalitarisme liberticide.
4. L’origine des libertés, ce sont ces privilèges bien concrets que des corps particuliers au sein des nations avaient su maintenir plus ou moins efficacement afin de les opposer au pouvoir étatique.
Pour en finir avec le "mythe de la solution" en politique
Mais pour Daniel Mahoney, le véritable chef d’œuvre de Bertrand de Jouvenel, c’est De la souveraineté, un livre publié en 1955, que les éditions Calmann-Lévy ont eu l’excellente idée de republier. Parce que c’est un livre dans lequel Jouvenel revient sur les thèses contenues dans Du Pouvoir pour les rectifier. Il s’intéresse, cette fois, à la notion d**’**autorité et à la société politique. Il définit l’autorité comme "la faculté d’entraîner le consentement d’autrui". Et il rappelle l’origine latine du mot auctoritas, qui vient du verbe augere qui signifie faire croître, augmenter. Car le rôle du dépositaire de la société politique est de développer les forces de la société et de veiller à ses équilibres internes. L’autorité repose sur un double principe. Un principe de mouvement et un principe d’autorité. Impulser et canaliser le mouvement, au prix d’un renversement éventuel de l’ordre social, c’est le rôle du Dux, le chef d’armée. Incorporer ces changements dans un nouveau principe d’ordre, c’est celui du Rex, le roi au sens de fondateur d’un nouvel équilibre social, basé sur de nouvelles institutions. Plus une société est dynamique, plus elle requiert des hommes d’Etat capables de mettre en œuvre la tâche de stabiliser et de conserver ses propres forces.
"Le libéralisme de Jouvenel n’est ni simplement conservateur, ni simplement progressiste", écrit Mahoney. Il tient en haute estime le troisième volet de cette trilogie, un livre publié en anglais, puis traduit en français en 1963, sous le titre De la politique pure. Il est issu des cours données par Jouvenel à Yale. Et en particulier sa conclusion, dans laquelle Jouvenel discute "le mythe de la solution". "En politique, écrivait-il, il n’y a pas de solutions permanentes. Seulement des arrangements plus ou moins raisonnables. "
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