Anne Applebaum, une des meilleures spécialistes de l'Europe centrale, règle ses comptes avec certains de ses anciens amis, passés au PiS et au Fidesz.
Qu’est-il arrivé à la Pologne et à la Hongrie pour que ces pays, hier désireux d’intégrer l’Union européenne, se soient mis à la dénoncer comme une nouvelle « prison des peuples » ?
Réponse dans un essai publié, ces jours-ci, par Anne Applebaum, éditorialiste et historienne américaine, dans la revue The Atlantic. Elle est notamment l’auteur de deux ouvrages impressionnants. Goulag. Une histoire. La meilleure histoire des camps de concentration soviétiques à ce jour, pour laquelle je l’ai interviewée sur France Culture, il y a quelques années. Ainsi que Rideau de Fer : comment l’Europe de l’Est fut écrasée, qui raconte la manière dont les partis communistes, sur ordre de Staline, ont imposé leur dictature, après la guerre, dans l’Europe centrale, soi-disant « libérée » par l’Armée Rouge.
J’aurais pu la croiser au Saint Antony’s College d’Oxford qu’elle venait de quitter quand j’y suis arrivé en 1992. Cette Américaine y était travailler sur l’histoire de l’Europe centrale, au lendemain de l’émancipation de ces pays de la tutelle soviétique. Et plus précisément, comme mon voisin de chambre, l’historien Timothy Snyder et moi, sur la Pologne. Le séminaire de Timothy Garton Ash, au Saint Antony’s, était le point de convergence de tous les universitaires et journalistes qui se passionnaient pour ces pays d’Europe centrale et orientale.
Nous étions toute une génération à avoir rêvé d’une réunification de l’Europe, sous le signe des Lumières, des droits de l’homme et de la démocratie. La démocratie pluraliste et constitutionnelle. Pas la caricature qu’avaient offertes les soi-disant « démocraties populaires », à parti communiste unique, d’Europe centrale et orientale.
Notre bulletin de liaison, c’était la revue Lettre Internationale, qu’animait, depuis Paris le Français Paul Noirot et le Tchèque Antonin Liehm. Elle existait dans plusieurs langues européennes, et y diffusait des textes écrits par les meilleurs esprits de l’époque, qu’ils soient hongrois, slovènes, allemands, italiens ou polonais. Mais le gouvernement français de l’époque n’a pas jugé son intérêt suffisant pour sauver financièrement cette revue, alors qu’il en a subventionné tant d’autres, tellement moins nécessaires.
Conscients des limites intellectuelles et morales dans lesquelles le pragmatisme et l’économisme dépourvus d’horizon avaient plongé nos propres sociétés occidentales, nous attendions de l’Europe centrale un supplément d’âme, un ressourcement, une piqûre de rappel des valeurs les plus authentiquement européennes.
Des peuples qui avaient pu donner des héros modestes, tels que Vaclav Havel, Adam Michnik et Jacek Kuron, devaient disposaient de ressources morales, épuisées chez nous. Ces hommes seuls et sans autre arme que le rappel de principes, avaient tenu tête à des régimes plus ou moins totalitaires, au nom des plus hautes valeurs européennes. Nous avions besoin d’eux. De leur côté, ils voulaient à toute force « retourner en Europe ». C’est à les y aider que nous avons œuvré les uns et les autres. Je suis parti vivre en Pologne. Anne Applebaum a consacré son intelligence et sa formidable capacité de travail à défendre la cause de l’Europe centrale aux Etats-Unis. Dès 1987, elle avait mis sa vie privée en accord avec ses idées en épousant Radoslaw Sikorski, un jeune dissident exilé en Grande-Bretagne. Il est devenu, depuis, ministre des Affaires étrangères de Donald Tusk, puis président de la Diète polonaise.
Mais depuis que le parti Droit et Justice domine la Pologne, ces personnalités s’inquiètent du tournant « illibéral » pris par leur pays.
Oui, et Anne Applebaum ne cache pas son amertume. Dans un article publié, ce mois-ci, dans The Atlantic, elle règle ses comptes avec certains de ses anciens amis polonais, passés au service du parti Droit et Justice, ainsi qu’avec d’autres, Hongrois, qui se sont compromis, eux, avec Viktor Orban.
Son long papier s’ouvre sur la grande fête qu’elle-même et son mari avaient organisée pour la Saint-Sylvestre 1999, dans le manoir ayant appartenu à la famille de son mari, racheté et en partie restauré par eux. Il y avait là une centaine de personnes, appartenant à ce qu’on appelait, à l’époque et en Pologne, « la droite », parce qu’ils avaient combattu le régime communiste. Mais ils professaient des idées libérales – ils croyaient à la démocratie, au règne de la Loi, à la liberté de la presse et à l’indépendance de la magistrature. Ils voulaient intégrer l’Union européenne et l’OTAN.
Qu’est-il arrivé à la moitié d’entre eux qui, aujourd’hui, collaborent à des régimes qui en appellent au règne sans partage de la majorité, pratiquent la mainmise du pouvoir sur les médias et la purge politicienne des juges ? Des gens qui considèrent à présent l’Union européenne comme une nouvelle prison des peuples ? Bref, comment passe-t-on en 20 ans, comme Orban lui-même, du libéralisme à un conservatisme xénophobe ? Réponses demain.
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