Comment évaluer le capital immatériel ?

Comment évaluer le capital immatériel ?
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Une part croissante de la richesse des nations et des entreprises consiste en des valeurs immatérielles. Comment les intégrer dans nos calculs ?

Selon de nombreux anthropologues, l’écriture est née de la nécessité où se trouvèrent les fonctionnaires de l’empire mésopotamien d’établir un recueil des lois, d’enregistrer les transactions et surtout de tenir registre des richesses des habitants. Comment auraient-ils pu, en l’absence de l’écriture, prélever les taxes, destinées à alimenter le Trésor royal ? L’écriture aurait donc été inventée pour administrer les empires, comme les statistiques l’ont été pour mesurer les variations quantitatives. Ca monte ou ça descend ; ça augmente ou ça baisse. L’économie est la science qui s’est développée dans le but disposer d’outils de mesure toujours plus sophistiqués à cette fin. 

Il y a une vingtaine d’années, il était relativement aisé d’évaluer la valeur des choses, en particulier du capital d’une entreprise. Il était déterminé par le prix de revente, en l’état, des stocks et des acquisitions faites, en leur soustrayant le montant des dettes qui restaient à échéance. Lorsque le gouvernement de Margaret Thatcher décida, en 1987, de privatiser sept aéroports britanniques, en déficit structurel, leur vente au secteur privé fut chose relativement aisée. « Bâtiments, tapis roulant, appareils de contrôle… tout le capital fut répertorié. » Cela suffisait à déterminer la valeur d’une entreprise. Avec le numérique, les choses sont devenues beaucoup plus compliquées.

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C’est ce qu’on lit dans la Lettre Phébé de cette semaine, qui fait notamment recension du livre de Jonathan Haskel et Stian Westlake, Capitalism without Capital : The Rise of the Intangible Economy, récemment paru aux éditions de l’Université de Princeton. The Intangible economy, c’est ce que nous appelons, nous, l’économie de l’immatériel. Mais le capital immatériel, c’est quoi ? Si on suit le site Observatoire de l’immatériel, il se décompose en trois chapitres : le capital humain, le capital structurel et le capital relationnel. 

Le capital humain est désormais bien identifié : c’est l’expérience et la formation des collaborateurs, les valeurs de l’entreprise telles que ces derniers la font vivre. Le capital structurel, c’est la gouvernance de l’entreprise, les process, l’organisation et surtout – essentiel – ses propriétés intellectuelles (brevets, logiciels, secrets de fabrication, etc). En un mot, « tout ce qui reste dans l’entreprise à la fin de la journée ». Le capital relationnel ? La force de ses marques, son portefeuille de clients, son image, sa réputation. « Tout ce qui relie l’entreprise à son environnement ». Bien difficile à évaluer. 

On serait tenté d’ajouter un quatrième facteur, bien identifié par Brynjolfsson et Andrew McAffee, dans leur livre, Le deuxième âge de la machine : à savoir le contenu généré par les utilisateurs. C’est ce qui fait la fortune de certaines sociétés de la nouvelle économie. « Les utilisateurs de Facebook, de Youtube, de Twitter, d’Instagram, de Pinterest et d’autres types de contenu en ligne, écrivent les deux auteurs, ne font pas que consommer gratuitement du contenu : ils sont aussi producteurs de contenu. (…) Les utilisateurs apportent aussi une précieuse contribution, quoiqu’elle ne soit pas mesurée, sous la forme de commentaires sur les sites de vente en ligne. »

Mais comment mesurer la valeur comptable de ce capital immatériel ? 

C’est un sérieux défi. Et c’est pourtant décisif. Pour donner un exemple bien concret : qu’achète au juste une compagnie qui met la main sur une start-up très innovante ? Essentiellement, les employés déterminants de cette start-up, ceux qui ont conçu et développé les services pour lesquelles qui l’ont rendue désirable. Ce sont ces petits génies qui sont sa vraie richesse. Mais s’ils sont décidés à la quitter en cas de rachat, cette start-up n’est plus qu’une coquille vide. Du vent. Le reste – quelques ordinateurs perchés sur quelques bureaux - ne vaut rien. 

La preuve par Microsoft. Comme l’écrivent Haskel et Westlake, les actifs tangibles de la firme de Seatlle ne représente que 1 % de sa valeur boursière. Sa vraie richesse ne réside pas dans les locaux qu’elle possède. Pendant longtemps, certains ont prétendu que les sociétés du numérique étaient surestimées ; autant de bulles spéculatives qui allaient éclater lorsque se vérifierait la réalité de leurs résultats. Ils raisonnaient à partir du précédent de l’éclatement de la bulle internet, à la fin du XX° siècle.

Pourtant, comme on le lit dans Phébé, « Une marque, un logiciel, la réputation d’une entreprise, un manuel d’opérations pour employés, une recette alimentaire, un concept de magasin… autant d’exemples de création de valeur sans contrepartie matérielle, mais qui permettent d’augmenter et d’optimiser la création, la distribution et l’usage des richesses matérielles. » Oui, ces biens immatériels jouent un rôle croissant dans la création de valeur par les entreprises. 

La production manufacturière utilisait des biens matériels, à la valeur aisément mesurable, tels que les matières premières, de l’énergie et des machines. En situation de difficulté financière, ces entreprises pouvaient revendre une partie de ces machines, ou de leurs stocks de matière première. Les biens immatériels, eux, « génèrent des coûts irrécupérables, car il est difficile, voire impossible de les revendre en dehors du contexte de leur création. »  

Et Pierre Schweitzer, l’universitaire qui signe l’article de Phébus, de citer l’exemple du standard HD-DVD de Toshiba, dont la mise au point a nécessité un budget énorme, mais qui a été rapidement supplanté par le Blu-Ray de Sony et Philips en 2008, lorsque Warner a annoncé son ralliement à ce support de vidéo numérique. Les coûts, eux, sont mesurables, mais le capital immatériel ? Question décisive, car elle est liée, on le verra, demain à celle de l’Etat qui doit percevoir l’impôt sur les sociétés…

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