Comment la démocratie est apparue. Et comment elle pourrait disparaître...

Républicains, pas démocrates.
Républicains, pas démocrates. ©Getty - Joe Sohm
Républicains, pas démocrates. ©Getty - Joe Sohm
Républicains, pas démocrates. ©Getty - Joe Sohm
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La démocratie est plus récente que nous le croyons. Mais plus si jeune non plus...

Dans son essai "Libérer le peuple" qui se veut une histoire de la démocratie, le politologue John Dunn nous invite à un regard lucide sur la démocratie. En quoi son histoire est-elle différente ?

Parce qu’elle invite à rompre avec le mythe d’un courant démocratique souterrain, mais vivace, apparu dans la Grèce antique, puis hantant toute l’histoire européenne, pour réapparaître miraculeusement, à la fin du XVIII° siècle, en Amérique du Nord, puis en France. 

John Dunn insiste ainsi sur le discrédit dans lequel était tombée l’idée de démocratie. Durant deux millénaires, elle a été synonyme de chaos social et de guerre civile. Comme il le rappelle, à Athènes même, berceau supposé de nos démocraties, d’excellents esprits jugeaient ce type de régime catastrophique. A commencer par Platon

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Le fameux philosophe y voyait – je cite Dunn "une folie capable de dissoudre les valeurs, les convenances, le bon sens. Un mode de gouvernement potentiellement brutal, fait pour les fous et les méchants." Quant à Aristote, il estimait que la démocratie favorisait excessivement les pauvres au détriment des intérêts généraux de la Cité. Il décrit ce type de gouvernement comme "violent, instable et menaçant". Il vantait la politeia. Pas la demokratia

Bien entendu, la République romaine n’était nullement démocratique. Le pouvoir y était détenu par le Sénat (aristocratique) et par les consuls. Et les révoltes plébéiennes, comme celles des frères Gracques, y furent systématiquement écrasées. 

Au XVII° siècle, le mot démocratie commence à perdre ses connotations négatives

Retraçant l’histoire du mot démocratie, John Dunn le repère pour la première fois en 1260 dans une traduction en latin de La Politique d’Aristote par un dominicain. Mais il faut attendre le XVII° siècle pour trouver des usages du mot dépourvus des habituelles connotations négatives. Ainsi, le juriste perpignanais  Andreu Bosch vante-t-il "le gouvernement du peuple" qui caractérise, selon lui, la politique en Catalogne. A la même époque, à La Haye, le philosophe Spinoza plaide en faveur de la liberté d’expression. Liberté qui, dit-il, pourrait être protégée aussi bien par un régime monarchique, aristocratique, que démocratique. Ah tiens, voilà la démocratie qui montre le bout de son nez…

Le régime politique qu'entendent créer tant les insurgés américains que les révolutionnaires français, est une république. Pas une démocratie.

Remarquez que les concepteurs de la Constitution américaine, James Madison et Alexander Hamilton récusent le label démocratie. Ils lui préfèrent celui de République. Les Etats-Unis sont déjà trop peuplés pour être gouvernés selon l’esprit de la démocratie, explique Madison. Le pouvoir devra y être délégué, tant au niveau des Etats confédérés qu’au niveau fédéral. Dans les démocraties, poursuit-il, ce pouvoir est exercé plus directement. 

Les révolutionnaires français de 1789 sont sur la même ligne. Selon Sieyès, je cite "la véritable démocratie étant impossible chez un peuple nombreux, il est insensé d’y croire ou d’avoir l’air de la redouter." La France aussi sera donc une République. C’est avec Robespierre, en 1793, que République et démocratie deviennent réellement synonymes. Le ressort d’un tel régime, selon l’Incorruptible, c’est la vertu civique, "l’amour de la patrie et de ses lois." La liberté des Anciens. Non pas celle des Modernes, pour reprendre la distinction posée par Benjamin Constant après l'épisode révolutionnaire. 

Nous autres, modernes, avons sacrifié une partie de nos droits de participation à la chose publique, contre la possibilité de vivre à notre guise. 

Mais la voie que nous avons choisie, dès cette époque, c'est la seconde. A savoir, la possibilité de vivre selon ses désirs, dans les limites du droit et des possibilités matérielles de chacun. Du coup, suggère John Dunn, nous avons eu tendance à sacrifier une partie de nos droits de participation à la chose publique. Et les inégalités se sont aggravées.

Pour cet auteur, ce qui fait que nous autres, modernes, aimons tant l’idée de démocratie, c’est qu’elle nous donne l’illusion de détenir le pouvoir. "La démocratie, écrit-il, est devenue notre mot favori pour désigner la seule base à partir de laquelle nous acceptons notre appartenance et notre dépendance." Il n’est pas loin d’y voir une ultime ruse des classes dirigeantes pour obtenir l’obéissance des peuples. Il est moins humiliant d'obéir à un pouvoir qui se présente comme émanant de nous-mêmes que de subir la contrainte d'une force distincte et extérieure. 

Autre symptôme de l’inquiétude qu’inspire l’état de santé de nos démocraties, un essai intitulé "Comment la démocratie finit".

How Democracy Ends de David Runciman. Pas encore traduit en français. Oui, en réalité, Runciman est moins pessimiste que le titre de son livre ne le laisse paraître. Il pense simplement que les démocraties sont atteintes par ce que les Britanniques appellent une "mid-life crisis", la fameuse crise du milieu de la vie. 

A ses yeux, en effet, les démocraties dans lesquelles nous vivons doivent l’essentiel de leurs traits à des décisions collectives prises après soit la Première, soit la Seconde Guerre mondiale. Elles sont donc plus récentes qu’elles ne le croient. Mais plus si jeunes non plus. Et c’est pourquoi elles se trouvent actuellement face à des choix cruciaux. 

Pour ce politologue tocquevillien, la démocratie, avant d’être un régime politique, est aimantée par deux idées : la poursuite d’une forme d’égalité, d’une part, la promesse d’une prise de contrôle de leur propre destin, par les individus et les collectivités de l’autre. Or, constate-t-il, les deux sont actuellement en crise. Les inégalités se creusent dans tous les domaines. Et les peuples ont le sentiment d’avoir perdu prise sur leur existence. 

D’où la popularité des politiques qui promettent de "reprendre le contrôle". C’était justement le slogan des Brexiters. Take back control. Et aujourd’hui, un Premier ministre issu de leurs rangs se permet de mettre le Parlement britannique en congé. Décidément, la démocratie ne se porte pas bien.