Que révèlent nos réactions collectives face au désastre ? Etudiant les grandes catastrophes du passé, l'historien britannique Niall Ferguson montre que l'ampleur de leurs répercussions dépend en grande partie de la capacité de résistance de leurs administrations et de la résilience de leur société.
Né et formé en Grande-Bretagne, Niall Ferguson enseigne depuis plusieurs années à Harvard. Plusieurs de ses livres ont été traduits en français. On a pu découvrir l’étonnante ampleur des domaines de recherche embrassés par cet historien, à l’origine spécialiste de l’histoire économique. Il renoue avec les vastes synthèses auxquelles se risquaient autrefois les historiens à la Toynbee. Cette manière d’enjamber les siècles, voire les millénaires à la poursuite d’un thème a le don d’irriter certains de ses confrères. Ils le traitent, comme l'éditorialiste Damon Linker, dans le New York Times, "d’essayiste populaire" et le comparent aux généralistes étonnants qui, comme Jared Diamond, Nassim Nicholas Taleb ou Yuval Noah Harari, cumulent les succès de librairie. Un succès que rencontrera certainement son nouveau livre, Doom. The Politics of Catastrophe. Car, le point de départ de son enquête érudite est la manière dont nos sociétés se sont débattues avec l’épidémie en cours. Ce qui intéresse Niall Ferguson, c’est la manière dont les systèmes socio-politiques font face aux désastres, qu’ils soient naturels ou provoqués par l’impéritie humaine. Et le cas des épidémies est particulièrement intéressant parce qu’elles se situent à l’intersection de ces deux problématiques. Un virus est normalement d’origine naturelle, mais la manière dont il se répand ou non dépend de la forme d’organisation de nos sociétés.
Cygnes, dragons ou rhinocéros : zoologie de la catastrophe
L’histoire des catastrophes est, selon cet historien, celle de nos erreurs collectives, en particulier de nos faibles capacités d’anticipation. "On a rarement le désastre qu’on attendait", écrit-il. Les désastres mettent en lumière les manquements des responsables administratifs du système qu’elles frappent. Ainsi, la catastrophe de Tchernobyl a été un fantastique révélateur des tares du système soviétique et de l’incompétence de sa nomenklatura.
Les catastrophes dévoilent aussi les inégalités cachées qui minent la cohésion sociale. La violence de l’épidémie de choléra qui a frappé Hambourg en 1892 a été aggravée par le refus des propriétaires d’installer l’eau courante et le tout-à-l’égout dans les logements loués. Les pauvres ont été touchés treize fois plus que les riches. Ces dernières années, nous avons développé tout une "zoologie de la catastrophe". On parle couramment des "cygnes noirs", ces événements hautement improbables, mais susceptibles de provoquer des effets systémiques considérables. On désigne par "dragons noirs" des désastres hors norme. Mais on croise aussi les "rhinocéros gris", ces catastrophes qu’on voit venir de loin mais face auxquelles on reste comme paralysé de terreur. Ainsi, l’épidémie de Covid-19 aurait dû être prévue. C’est la cinquième fois, dans l’histoire récente, qu’un virus pathogène d’origine animale se transmet à l’homme et ce n’est pas le premier non plus à être issu des wet markets asiatiques où sont proposés à la vente des animaux vivants.
La confiance, meilleure protection contre la catastrophe
Dans le passé, les anciens attribuaient les catastrophes à la colère des dieux. Dans certaines civilisations, les éclipses solaires étaient interprétées comme l’absorption du soleil par un dragon géant... Plus près de nous, durant l’épidémie de peste noire du XIVe siècle, qui tua 40 % de la population européenne, des colonnes de pénitents croyaient combattre l’épidémie en se répandant, de village en village, pour se fouetter jusqu’au sang avec des verges garnies de pointes de fer. Bien sûr, ils propageaient le virus au lieu de le combattre. La tentation est grande d’attribuer l’origine d’une catastrophe dont on ne comprend pas la nature à quelque puissance manipulatrice, agissant dans l’ombre. Et Niall Ferguson, s’appuyant notamment sur Guerre et paix de Tolstoï, se livre à une critique vigoureuse de la théorie du "grand homme" qui fait tragiquement basculer l’histoire. Napoléon Bonaparte lui-même, aux yeux de l’historien britannique, ne fut que l’agent inconscient de forces qui le dépassaient. Et ses défaites finales ne sont pas dues à ses propres erreurs stratégiques, mais à des défaillances provenant du système qu’il avait mis en place.
Car ce qui intéresse Niall Ferguson, ce sont les défaillances systémiques. Une grande catastrophe est généralement due à une erreur commise en un point particulièrement vulnérable d’un système, qui entraîne, de proche en proche la désorganisation de l’ensemble. Il distingue aussi les effondrements soudains. La vitesse à laquelle une catastrophe désorganise un système est très variable, mais sa liquidation peut avoir lieu au ralenti et s’étaler sur un siècle entier, comme ce fut le cas de l’effondrement de l’Empire romain. Mais ce qui fait la différence, relève-t-il, c'est la confiance qui existe au sein d'une société. Là, où les citoyens se font mutuellement confiance et où ceux-ci ont confiance en leurs dirigeants, on parvient à limiter rapidement les dégâts. Dans les sociétés défiantes, un incident peut provoquer un désastre... Ferguson conclut son livre par une réflexion sur les dystopies, en tant que moyens d’explorer les futurs possibles et de nous éviter les pires. Ce sont, écrit-il joliment, nos "imprévus implacables". "La tendance des historiens a été de considérer tout à la fois que le passé a été fatal et que l’avenir reste indéterminé", disait Raymond Aron. C’est une idée que l’on retrouve chez Niall Ferguson.
L'équipe
- Production