Face à Hillary Clinton, candidate "méritocratique", le milliardaire Donald Trump se pose en défenseur des oubliés de la discrimination positive.
Edward Luce, un journaliste et essayiste britannique, spécialiste des Etats-Unis, décryptait récemment pour le Financial Times, l’opposition entre Donald Trump et Hillary Clinton à travers ce prisme : la candidate démocrate, écrivait-il, est la « porte-parole de la méritocratie ». Au contraire, Trump, qui a réussi « une OPA hostile sur le Parti républicain », mise sur le ressentiment des blancs pauvres envers ce qu’ils perçoivent comme une trahison des élites. C’est le candidat anti-méritocate.
Le Parti démocrate est devenu, au fil des ans, le défenseur des femmes, des minorités ethniques et des jeunes diplômés. « De parti de classe, il s’est transformé en coalition ethnique, veillant sur la discrimination positive en faveur des non-blancs », écrit Edward Luce. Or, Obama lui-même a reconnu que « l’affirmative action » gagnerait à présent à prendre désormais pour critère les revenus plutôt que la couleur de peau. « Mes propres filles ne devraient pas en bénéficier », a dit le président sortant. Pour lui donner raison, Malia Obama vient d’être acceptée à Harvard où, Obama fut, rappelons-le, rédacteur en chef de la prestigieuse Harvard Law Review.
L’éditorial de la revue The Hedgehog Review (en français Le Hérisson) est également consacré à ce sujet. La critique des élites joue un rôle essentiel dans le climat politique actuel aux Etats-Unis, y lit-on. Dans cette société traditionnellement méritocratique, où dominait l’idée qu’en se donnant du mal et en ayant un peu de chance, tout le monde pouvait réussir socialement, s’est fait jour, ces dernières années, un véritable désenchantement.
Pourquoi ? D’abord parce qu’un grand nombre de gens ont le sentiment qu’au cours des années passées, les élites ont échoué. De la guerre d’Irak à la crise financière de 2008, leurs échecs se sont accumulés – sans que les responsables acceptent de reconnaître leurs responsabilités. En outre, ces élites méritocratiques ont elles-mêmes fort bien tiré leur épingle du jeu, maximisant leurs avantages, tandis que les revenus des catégories sociales moyennes et inférieures, au mieux stagnaient, au pire déclinaient.
Enfin, un système de sélection basé sur les compétences, attestées par des titres universitaires, était censé produire des dirigeants éclairés, recrutés de manière égalitaire parmi toutes les classes de la société. Ce n’est plus le cas. Les élites ont refermé la porte derrière les derniers entrants. La confiance envers la méritocratie est ébranlée.
« Les membres de l’élite sont distantes, toujours plus égoïstement à l’écart, lit-on dans La Revue du Hérisson. Ils sont déracinés. Leur horizon est global ; ils négligent le local et ne sont loyaux ni envers leur nation ni envers leurs concitoyens. En outre, à cause du système économique dit du « winner-take-all » (le gagnant rafle tout), les vainqueurs de la compétition sont exagérément récompensés.
C’est le sens général de l’essai que publie, dans cette revue, Wilfred McClay, directeur du Centre d’histoire de la liberté à l’université d’Oklahoma. Il rappelle que les Etats-Unis ont été fondés par des personnalités qui haïssaient les aristocraties européennes et entendaient créer une nation où les « hommes de mérite », quelles que soient leurs origines, pouvaient prétendre aux plus hautes responsabilités.
Mais que faut-il entendre par « mérite » ? L’historien Joseph F. Kett a étudié l’histoire de cette notion, dans le contexte américain, des Pères fondateurs jusqu’au XX° siècle. Et il en conclut que, par « mérite », les Américains ont toujours entendu deux choses assez différentes. Le mérite renvoie, pour les uns, à des capacités, - en particulier, à l’acquisition de compétences spécialisées. Pour les autres, le mérite s’acquiert par des accomplissements personnels, des prouesses qui démontrent une force de caractère. Dans un cas, un potentiel, dont on peut attendre des réalisations. Dans l’autre, des faits, des actes réellement accomplis.
Si l’on suit bien Wilfred McClay, ce sont les seconds qui manquent aujourd’hui, aux Etats-Unis. Des caractères de la trempe d’Abraham Lincoln, né dans une famille très pauvre, garçon de ferme, mais autodidacte et dévoreur de livres. Des personnages qui pouvaient gravir les échelons de la vie politique en commençant par le bas, parce qu’ils démontraient, à chaque étape de leur carrière, leur capacité à prendre soin de la communauté dont ils avaient la charge.
Or, la méritocratie actuelle est composée de « nomades du mérite », qui ne sentent pas responsables de leurs concitoyens. Elle est recrutée par quelques grandes institutions universitaires sur la base de « tests standardisés ». Elle brandit ses diplômes comme des références l’autorisant à occuper les meilleurs postes, mais sa culture est vide et ses modes d’action, formalistes. En outre, comme l’a fait remarquer Christopher Lash, dans un livre devenu fameux, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, les élites tendent à s’isoler du reste de la société dans des enclaves protégées. Elles refusent de prendre en considération les souffrances du reste de la population.
On retrouve ces critiques en ce moment un peu partout dans le monde. Mes partenaires de Worldcrunch m’ont fait découvrir un article de Alan Posner, paru dans Die Welt en juillet, « Ende der Meritokratie », qui offre un condensé de toutes les critiques qu’on peut adresser à nos « élites cognitives ». On en parle demain ?
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