

L’anthropologie évolutionniste étudie l’influence que l’environnement et la culture exercent sur les sociétés. En quoi peut-elle nous aider à penser la vie politique contemporaine ? En particulier, à comprendre pourquoi les Etats-Unis sont classés 142e pays dans les études sur le capital social.
L'anthropologue américain Robert Lynch publie sur le site Quillette un article dont on pourrait traduire le titre en français par Les proches, les tribus et le côté sombre de l’identité. La stratégie de l’évolution, y écrit-il, était destinée à favoriser les membres de sa propre famille, la famille élargie, le clan. Elle nous vient de nos ancêtres primates. Elle pousse les parents à défendre leur progéniture.
La révolution du néolithique, à l'origine de notre sentiment de justice
Mais quelque chose a changé il y a environ 12 000 ans, lorsque les humains se sont mis à l’agriculture. Alors, les sociétés se sont élargies bien au-delà de la tribu. Et le sentiment de la justice a suivi cette évolution.
Or, les différentes strates de l’évolution des sociétés humaines s’accumulent au lieu que la plus récente élimine les précédentes.
Nous avons créé une civilisation à la Star Wars, avec des émotions qui datent de l’Age de Pierre, des institutions médiévales et une technologie qui nous donne la puissance des dieux.
Edward Osborne Wilson, biologiste évolutionniste
Notre instinct nous pousse à nous regrouper en fonction nos préférences et de nos goûts dans toute sorte de domaines. Et nos sociétés sont fondées sur l’existence de myriades de tels regroupements. Mais cette tendance a une face sombre, à savoir le risque fréquent d’hostilité envers les non-membres du groupe. C’est l'une des sources de la folie génocidaire.
Les bénéfices, pour une société, de la multiplicité des groupes d'appartenance volontaire
La tâche de nos démocraties libérales, poursuit Robert Lynch, est de trouver le moyen de maîtriser ce côté sombre, tout en récoltant les bénéfices que leur procurent les formes de coopération étendue qu’elles ont mises en œuvre.
Ainsi, les groupements basés sur l’adhésion volontaire, et ceux qui acceptent les appartenances multiples tendent à générer de la coopération ; non seulement entre leurs propres membres, mais aussi en tant que membres de communautés plus larges. A rebours, les groupes qui se constituent autour d’identités fixes, inaltérables et non redondantes avec d'autres appartenances, cultivent la division, voire la haine des autres. Ils renouent avec notre vieille tendance au tribalisme.
Le capital social d'une société dépend de la capacité de ses membres à partager des valeurs et des normes communes, du niveau de compréhension et de confiance mutuelles existant entre eux. Comme on sait par de précises études, ce capital social est très élevé dans les pays scandinaves ; leurs citoyens se font mutuellement confiance et ils coopèrent entre eux. Or, les Etats-Unis sont classés au 142e rang, entre la Guinée-Bissau et le Sud-Soudan.
Une lutte politique qui tourne au tribalisme crée les conditions de la guerre civile
Les psychologues distinguent entre le capital social affectif – notre héritage des tribus de chasseurs-cueilleurs et le capital social d’accointances.
Le premier n’est pas inutile aux sociétés modernes. C’est celui dont on encourage le développement dans l’armée, le sentiment de solidarité « à la vie à la mort » qui soude les membres d’un groupe de combat. Mais le second, le capital social d’accointances, est le plus précieux aux Etats modernes, parce qu’il limite nos pulsions égoïstes, limitées et sectaires.
On estime généralement que la politique, aux Etats-Unis, repose de plus en plus sur la compétition, pour le pouvoir, entre groupes ethniques. C’est du moins ce qui se dit du côté démocrate, où l’on cherche à mobiliser et à additionner les électeurs des minorités, en vue de former une majorité.
Mais les dirigeants de ce parti devraient se souvenir de la mise en garde adressée autrefois par le sénateur démocrate Ted Kennedy :
Il y a une différence entre être un parti qui se soucie des femmes et être le parti des femmes. De même, nous pouvons et devons être un parti qui se soucie des minorités, sans devenir le parti des minorités. Car nous sommes d’abord des citoyens.
Ted Kennedy
Le sénateur démocrate avait raison : 18 % des hommes noirs ont voté pour Trump. Et le président sortant a emporté certains Etats, comme la Floride, grâce au vote latino que les Démocrates tenaient pour acquis…
Il ne faut pas réactiver la partie "âge de pierre" de notre cerveau, en racontant que ce qui constitue notre identité et notre culture dépendent de manière automatique, de certaines caractéristiques ethniques. Surtout, lorsqu’on prétend, en outre, que ces groupes identitaires sont engagés dans une lutte pour le pouvoir. Certains vont à présent jusqu’à prétendre que défendre les droits de l’individu constituerait une attaque contre le groupe et une manière de contribuer à son oppression…
Le problème des Etats-Unis, c’est que l’appartenance politique elle-même a tourné au tribalisme. Elle détermine l’identité des gens et rend prévisibles leurs réactions à toute sorte de stimuli. Du coup, on en vient à considérer tout ce qui favorise le groupe d’appartenance comme juste - au détriment de l’intérêt collectif, celui de la nation qui relève, lui, de la coopération étendue.
Or la polarisation politique y a atteint un niveau sans précédent depuis la Guerre de Sécession. Une situation explosive qu’il reviendra au tandem Biden-Harris d’apaiser. Dure mission !
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