Une des incidences de l’affaire Weinstein est que nous portons un regard nouveau sur certaines œuvres du passé, illustrant les rapports entre les hommes et les femmes. Certaines sont devenues choquantes à nos yeux. Qu’en faire ?
Dans la foulée de l'affaire Weinstein, certains exigent des censures difficilement admissibles. L’affaire de ce producteur de cinéma américain qui a abusé de son pouvoir pour agresser sexuellement des femmes provoque de nombreux débats dans le monde anglo-saxon, directement concerné. Or l’intelligentsia n’est pas épargnée. Même si on en parle moins ici, l’affaire Weinstein se double, aux Etats-Unis, d’une affaire Leon Wieseltier, du nom de ce philosophe et tout-puissant rédacteur en chef littéraire de la revue The New Republic. Lui aussi a profité de sa position de magnat de la littérature et de l’édition pour abuser sexuellement de plusieurs femmes. A peu près personne ne trouve des excuses à ces prédateurs sexuels. La justice doit passer. Ces affaires provoquent une prise de conscience nécessaire. Mais la censure des œuvres du passé, lorsqu’elles contreviennent à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui des relations entre les sexes, c’est une autre affaire. Pourtant, selon plusieurs commentateurs, elles sont liées.
Ainsi, un jour, c’est un metteur en scène italien, Leo Muscato, qui réécrit la fin de Carmen de Bizet au motif qu’il est – je cite – « inconcevable qu’à notre époque de violences faites aux femmes, on applaudisse au meurtre de l’une d’elles ». L’autre jour, c’est un musée anglais, la Manchester Art Gallery, qui décide de retirer de la vue des visiteurs un des plus célèbres tableaux de l’époque victorienne, Hylas et les nymphes, une toile peinte par John William Waterhouse en 1896. Les femmes y sont représentées sous une « forme passive décorative », explique la conservatrice en chef pour expliquer son retrait. Chez nous, c’est l'universitaire Laure Murat qui, dans une tribune parue dans Libération, sans aller explicitement jusqu’à demander sa censure, juge "inacceptable" à la lumière de l'affaire Weinstein, l’un des plus célèbres films d’Antonioni, Blow-Up, qui date de 1966. Le photographe, qui en est le héros, abuse manifestement des deux jeunes mannequins qu’il photographie d’un peu trop près (l’une des deux était joué par Jane Birkin, alors débutante et inconnue).
Ainsi, ce qui était considéré comme une transgression positive, faisant évoluer les mœurs dans un sens progressiste, il y a cinquante ans, a pris aujourd’hui un tout autre sens. Ce qu’on prenait pour les jalons sur la voie d’une émancipation est devenu son contraire et provoque des demandes de suppression.
Cette passion de censurer les œuvres du passé au nom des critères moraux d’aujourd’hui est étonnante.
Mais il était fatal qu’après avoir été formé, dans les universités, à « déconstruire les stéréotypes de genre », plutôt qu'à étudier les oeuvres héritées du passé, les nouvelles générations bien-pensantes en viennent à corriger celles qui ne correspondent pas à nos canons éthiques contemporains, voire à les faire disparaître purement et simplement.
A moins que l’époque ne se soit mise à haïr ce qui l’a précédée parce qu’elle serait vaguement consciente de son impuissance à égaler les accomplissements du passé, comme le prétend Michel Houellebecq. Lorsque l’inspiration vient à manquer, l’idéologie tend à la remplacer. Comme l’écrit Ernst Jünger, « en art, la substitution de l’opinion à la substance est, pour l’absence de talent, une échappatoire habituelle. » Mais le plus étonnant est que cette époque semble ignorer qu’elle sera elle-même jugée par nos descendants, selon des critères dont nous n’avons aucune idée aujourd’hui. Sur quelles bases estimeront-ils nos créations ?
La cruelle indifférence du Persée de Benvenuto Cellini, "l'homme idéal de la Renaissance".
Dans la revue britannique Prospect de ce mois, une jeune universitaire qui participe régulièrement à l’émission « Woman’s Hour » sur BBC 4, Shahidha Bari donne à réfléchir sur cette réévaluation de l’image des femmes dans les œuvres du passé. Elle le fait à partir d’une œuvre autrement plus scandaleuse que l’opéra Carmen, le tableau Hylas et les nymphes, ou le film Blow-up. Elle a choisi la terrible sculpture de Benvenuto Cellini, Persée tenant la tête de Méduse, exposée à la Galerie des Offices, à Florence.
Le fils de Zeus est figuré un pied posé sur sa victime nue, dont le sang jaillit du cou tranché, brandissant de la main droite son glaive et de l’autre la tête tranchée de sa victime. Comme elle le fait observer l’expression donnée par le sculpteur au visage de Persée reflète une parfaite indifférence. Pour aggraver les choses, elle rappelle que Cellini lui-même était un être violent, impliqué dans des meurtres et condamné à plusieurs reprises pour des viols sur des femmes et sur des garçons.
Depuis la Renaissance, des générations de visiteurs de Florence se sont extasiés devant cette œuvre qui témoigne d’une extrême cruauté. « Alors que nous nous tourmentons sur la manière de juger les hommes terribles qui ont produit de magnifiques œuvres d’art, écrit Shaidha Bari, nous devrions nous souvenir que nos mémoires collectives ont toujours été sélectives et que nos jugements moraux sur elles ont connu des mutations. »
Des générations de biographes et de critiques d’art ont vanté l’extraordinaire vitalité de Benvenuto Cellini. On en a fait l’homme idéal de la Renaissance européenne, doué pour tout, rempli d’audace et de créativité. Méfions-nous, poursuit-elle, devant les tendances contemporaines à vouloir censurer les films de Woody Allen, parce qu’il a sans doute abusé sexuellement d’une enfant, de Roman Polanski, qui a abusé d’une très jeune fille dans les folles années soixante, ou d’Alfred Hitchcock, qui a persécuté Tippi Hedren, lors du tournage de son fameux film, Les oiseaux.
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