Etre contraint de publier des articles académiques sous pseudonyme est un triste signe des temps. Face à l'intolérance militante qui frappe certains universitaires américains, notamment via les réseaux sociaux, les défenseurs de la liberté d'expression commencent à s'organiser sur les campus.
Ces dernières années, de nombreux auteurs ont tiré la sonnette d’alarme : sous l’influence des woke, la liberté d’expression ne cesse de régresser dans les universités nord-américaines. Dans Academic Freedom in an Age of Conformity, (Palgrave Macmillan, 2016), Joanna Williams décrit ces universités comme des lieux de socialisation où les étudiants apprennent à internaliser des codes de bien-pensance. Des "speech codes" leurs indiquent comment ils doivent s’exprimer et quels sont les mots à proscrire absolument, afin de ne pas d’infliger des souffrances abominables à leurs condisciples appartenant à telle ou telle minorité. Certains membres de cette génération - qualifiée de snowflake generation par l’essayiste Claire Fox - voient dans la simple contradiction un "préjudice", voire une "souffrance".
Le philosophe britannique John Stuart Mill évoquait ainsi ce genre de réaction dans son essai De la liberté :
Beaucoup de gens considèrent comme un préjudice personnel les conduites qu’ils n’aiment pas et les ressentent comme un outrage à leurs sentiments. […] Mais il n’y aucune commune mesure entre le sentiment d’un homme envers sa propre opinion et celui d’un autre qui s’offense de ce qu’il l’ait adoptée. Pas plus qu’entre le désir qu’éprouve un voleur de prendre une bourse et celui qu’éprouve de la garder son légitime propriétaire. John Stuart Mill, De la liberté
Greg Lukianoff, co-auteur avec le psychologue Jonathan Haidt de The Coddling of the American Mind, qui traite de l’hyperprotection des nouvelles générations d’Américains, a créé de son côté une association qui évalue la liberté d’expression sur les campus nord-américains, la Foundation for Individual Rights in Education, FIRE. Tous les ans, elle évalue l’évolution d’une situation qui tend à se dégrader.
L'affaire Rebecca Tuvel, révélatrice d'une nouvelle chasse aux sorcières ?
Ces derniers temps, non seulement des intellectuels invités par des professeurs ou des étudiants sont interdites de parole par des hordes d’activistes, adeptes de la cancel culture, mais on risque sa carrière à publier des articles savants qui déplaisent à telle ou telle minorité. Car des pétitions sont montées par d’autres universitaires, exigeant le renvoi de la personne visée. L’un des cas les plus fameux est celui de Rebecca Tuvel, une jeune enseignante en philosophie au Rhodes College, féministe et végane. Dans une des principales revues de philosophie féministe, Hypatia, elle a défendu le droit de Rachel Dolezal à se proclamer noire. Cette dernière, professeure en African studies, mère de deux enfants noirs, a été récemment démasquée par ses propres parents : elle se fait passer pour noire depuis de longues années, mais elle n’a pas une goutte de sang noir. Puisque nous admettons le transgenrisme, écrivait Rebecca Tuvel, le droit de personnes nées avec l’identité masculine de s’identifier comme femmes, pourquoi ne pas accepter le transracialisme ? Le droit de personnes nées blanches de se transformer en noires ? Rachel Dolezal se proclame noire de culture et milite pour la cause des Afro-Américains depuis des années, pourquoi l’accuser de "blackfishing" ? Si on reconnaît la légitimité du désir de changer d’identité sexuelle, pourquoi refuser à des personnes nées blanches de se définir comme noires ? Ce serait, écrivait Rebecca Tuvel, reproduire une conception essentialiste de la race, alors que celle-ci n’est qu’une construction sociale.
Presque aussitôt après la publication de l’article, une pétition en dénonçant l’auteure a été signée par 800 personnes. Dont la célèbre théoricienne du genre Judith Butler et deux universitaires féministes, qui avaient figuré au jury de thèse de Rebecca Tuvel, consacrée aux "injustices épistémiques subies par les femmes et les animaux non-humains." Les signataires exigeaient le retrait de l’article et des excuses publiques de la part de son auteure. Par la suite, Tuvel a été victime de harcèlement sur les réseaux sociaux, d’une véritable chasse aux sorcières, de menaces de mort. Et les éditrices de la revue Hypatia ont présenté leurs excuses pour avoir publié son article.
Un climat intellectuel étouffant
La vie intellectuelle dans le monde universitaire nord-américain est devenue étouffante. La possibilité d’y mener des débats ouverts sur certaines questions épineuses n’y est plus assurée. Mais cela commence à provoquer de nombreuses réactions. Ainsi, trois universitaires de renom, Peter Singer, Francesca Minerva et Jeff McMahan viennent de lancer une revue, the Journal of Controversial Ideas, afin d’héberger les articles de fond qui ne trouveraient pas d’éditeurs dans les revues universitaires. Afin de ménager la carrière des signataires, ils autorisent le recours à l’anonymat. Une première ! La revue est ouverte également aux universitaires vivant dans des pays où règne la censure étatique. Peter Singer rappelait récemment qu’au cours de la seule période allant d’avril 2020 à avril 2021, 259 universitaires ont subi des violences physiques, des assassinats, ou ont disparu. 92 autres ont été emprisonnés. Les pays les plus répressifs envers leurs universitaires sont, dans l’ordre, la Chine, la Russie, la Turquie et la Birmanie. Aux Etats-Unis, il n’y a pas de censure d’Etat. Mais la censure woke est presque aussi redoutable…
L'équipe
- Production