La vague woke menace les libertés académiques aux Etats-Unis. Elle a des répercussions en Europe aussi.
L'endoctrinement est-il en train de prendre le pas sur l'enseignement dans les universités américaines ? Pour des observateurs comme Joanna Williams, qui a publié récemment Academic Freedom in an Age of Conformity, la réponse est oui. Pour la fondatrice du think tank Cieo, également éditorialiste pour le magazine Spikedonline, les nouvelles cultural studies produisent un pseudo-savoir aligné sur l’agenda politique de telle ou telle minorité. Les multiples chapelles entre lesquelles leurs animateurs se divisent forment des espèces de sectes qui interdisent de fait le débat contradictoire. Pourtant, comme le rappelle Alessia Lefébure, directrice des études à l'Ecole des Hautes études de santé publique, dans un article récemment paru sur le site The Conversation, "la liberté fondamentale de chercher, de dire, d’enseigner, de débattre par-delà les orientations politiques" était considérée comme un acquis fondamental sur les campus nord-américains. Et c’est le fruit de luttes anciennes. Au début du XXe siècle, un professeur d’économie, Edward Alsworth Ross, fut évincé de l’université de Stanford par Jane Stanford, sa co-fondatrice. Elle reprochait à Ross d’avoir tenu des propos violemment racistes envers les immigrés chinois et japonais. "Le mieux serait pour nous de tirer sur les vaisseaux apportant des Japonais sur nos côtes plutôt que de leur permettre d’y accoster", avait-il notamment déclaré. Or, les Stanford avaient fait fortune dans les chemins de fer grâce notamment à l’exploitation d’ouvriers asiatiques. Mais le fait est que c’est l’expulsion de ce professeur raciste qui déclencha, à l’époque, un débat important sur la liberté d’expression des enseignants qui devait déboucher sur la création de l’ American Association of University Professors (AAUP), sous l’impulsion de John Dewey, un philosophe de gauche.
Comme le fait remarquer aussi Alessia Lefébure, aux Etats-Unis, les enseignants n’ont pas confié la protection de leur liberté de recherche et d’expression au législateur. Les universités ont pris elles-mêmes en charge la définition des libertés académiques et l’ont organisée à leur idée. En théorie, le débat contradictoire est, certes, encouragé, et "même les idées dérangeantes peuvent être présentées et débattues en cours comme sur les campus, à condition de garantir la même possibilité d’expression à tous. Pourtant, depuis une dizaine d’années, le maintien de la liberté académique, notamment dans sa dimension de liberté d’expression, est devenu un combat permanent dans presque toutes les universités américaines. Car, poursuit Alessia Lefébure, "le respect du pluralisme, qui exige que tous les points de vue puissent être exprimés, étudiés et débattus, est entré en conflit avec le respect des sensibilités individuelles. Ainsi, la liberté académique, pourtant garantie par les institutions et bien vivante sur les campus, se heurte dans la pratique à la capacité des étudiants de la nouvelle génération des woke à entendre des opinions ou des récits contraires à leur système de valeurs ou jugés dépréciatifs envers l’identité qui les définit."
Pour Alessia Lefébure, l’origine de cette situation préoccupante est à chercher du côté du comportement consumériste de la nouvelle génération d’étudiants. Les frais d’inscription étant devenus extrêmement élevés, les étudiants estimeraient pouvoir exiger, en échange, qu’on ne les dérange jamais dans leurs certitudes, afin de ne pas être déstabilisés sur le plan affectif. "Ne pas froisser leur sensibilité est un enjeu de taille pour l’administration des universités", écrit-elle, rappelant qu’en outre, le réseau des anciens étudiants qui ont bien réussi dans la vie constitue l’une des sources de financement de ces universités, devenues des business comme les autres…
On trouvera un autre son de cloche dans le texte que Nathalie Heinich vient de publier dans la collection Tracts de Gallimard, Ce que le militantisme fait à la recherche. Pour la sociologue française, on assiste sous la pression des grievance studies - consacrées à l’exploration subjective de la race, du genre, de la sexualité - ("études geignardes", comme elle le traduit) à une confusion dramatique entre la recherche et l’enseignement d’une part, l’endoctrinement politique de l’autre. "Lorsqu’on est payé pour produire des connaissances, il est difficile de clamer qu’en réalité, on est plutôt là pour diffuser des convictions", relève-t-elle. Mais les nouveaux "académo-militants" comme elle les baptise, réduisent les sciences sociales à un catéchisme où ne subsistent plus que les catégories de "domination", de "légitimation" et de "construction sociale". A propos de cette dernière notion, Nathalie Heinich en fait remarquer l’indigence conceptuelle. C’est, écrit-elle, une "formule magique, qui épate encore des étudiants de première année", à qui on fait avaler que la nature, la culture, voire la science elle-même, sont "socialement construits" et donc relèvent du contingent qui se donnerait pour du naturel, de l’institué qui se présente comme nécessaire. Mais dire que toute institution et toute forme de savoir sont "socialement construites" ne fait en rien progresser notre connaissance. Et Nathalie Heinich de rappeler les avertissements de Max Weber : l’enseignant et le chercheur ont le devoir de viser à la neutralité axiologique et de respecter l’autonomie de leur science envers les arènes politiques. Ils ont parfaitement le droit, en tant que citoyens, d’avoir leurs opinions politiques. Pas celui d’utiliser leur pouvoir sur leurs étudiants afin de les endoctriner…
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