Pour le philosophe polonais, Marx a basé sa philosophie de l'histoire sur des tendances vers un avenir qu'il n'a su en rien prévoir.
Pourquoi les Français sont-ils passés à côté de Leszek Kolakowski ? Pour quelles raisons, Fayard, qui avait acquis les droits de son chef-d’œuvre, Main Currents of Marxism (1 600 pages), n’en a-t-il publié que les deux premiers volumes ? Le premier, titré Les Fondateurs, est consacré à Marx, Engels et à leurs prédécesseurs. Le deuxième couvre la première période du marxisme, son « Age d'or, de Kautsky à Lénine ».
Le troisième est peut-être le plus intéressant, puisqu’il couvre, pour commencer, l’histoire intellectuelle de l’Union soviétique : quelle est la version du marxisme qui y a progressivement triomphé ? Comment Staline en a fait la doctrine sur laquelle il a assis son pouvoir ? La pensée de Trotsky est analysée en détails. Défilent ensuite les grands noms du marxisme européen : l’Italien Gramsci, le Hongrois Lukacs, le Français Lucien Goldmann ont droit à des études solides et informées. Puis viennent l’Ecole de Francfort, Herbert Marcuse et Ernst Bloch. En fin de volume, sont analysées les controverses françaises, impliquant aussi bien Sartre qu’Althusser. De l’avis général, cette somme est ce qu’on a écrit de plus fouillé et de plus complet sur l’histoire de la pensée marxiste et de ses développements. Main Currents of Marxism a été traduit dans pratiquement toutes les langues d’Europe. Pourquoi ce fameux troisième tome demeure-t-il inaccessible au lecteur français ?
Son auteur lui-même, interrogé par mes soins, répondait : une censure, Monsieur, une censure ! En 1987, date de la parution en question, le Rideau de Fer n’était pas encore tombé. Critiquer le marxisme demeurait délicat dans bien des milieux. Aujourd’hui encore, de nombreux intellectuels se réfèrent à Karl Marx comme à une autorité incontestable.
D’après Kolakowski, bien des découvertes attribuées à Karl Marx lui préexistaient. Ainsi de la « _lutte des classe_s », concept explicatif de l’histoire sociale qu’on trouve chez de nombreux historiens dès le début du XIX° ; chez Guizot, entre autres. Mais l’erreur est de croire que tous les conflits sociaux et politiques seraient redevables d’une explication unique : la fameuse « contradiction » entre les forces productives et les rapports de production. Ce que Marx appelle « lois de l’histoire » n’en sont pas. Ce sont en fait des tendances qu’il croit déceler en leur fixant lui-même un horizon ultime, à la manière hegelienne. Ainsi, dans ce type de système, ce sont des phénomènes qui n’existent pas encore qui sont censés expliquer ceux qui ont déjà eu lieu.
Mais qu’en conclure, si aucune des prédictions de Marx ne s’est réalisée ?
Or, tel est bien le cas. L’extrême polarisation entre des détenteurs de capitaux, de moins en moins nombreux, d’après la prophétie, et les prolétaires, condamnés à un appauvrissement absolu, n’a pas eu lieu. La baisse du taux de profit non plus. Marx prétendait aussi que le marché entraverait la poursuite du progrès technique. Il s’est trompé. Mais sa principale prophétie, l’inéluctabilité de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes les plus développés, s’est avérée encore plus infondée : c’est dans la Russie arriérée, non en Allemagne ou en Angleterre, que le bolcheviques ont réussi leur coup de force en promettant la paix aux soldats et la terre aux paysans… Et si une révolution ouvrière, appuyée par des intellectuels progressistes a eu lieu quelque part au XX° siècle, c’est celle menée par le syndicat Solidarité contre le pouvoir communiste en Pologne…
Marx ne s’est jamais soucié d**’environnement**. Engels et lui étaient eurocentristes au point de faire l’éloge de la colonisation et de l’impérialisme, dans lesquels ils voyaient une forme de progrès. Enfin, l’idéal de l’autodétermination était, pour eux, un objet de totale dérision. Ils croyaient que la forme politique de l’Etat-nation était vouée à disparaître. Un fourvoiement de plus.
Alors, bien sûr, disait Kolakowski, on peut essayer de sauver le marxisme en disant que l’URSS et ses satellites avaient entièrement déformé la vision qu’avait le fondateur du socialisme scientifique. Que Marx lui-même s’était bien gardé de dire en quoi consisterait la société socialiste. Que le « socialisme réel », celui de Staline, Khrouchtchev et Brejnev, n’avait « rien à voir avec le marxisme ».
Mais dans d’autres textes, notamment celui intitulé « les racines marxistes du stalinisme », disponible en français dans le recueil Le village introuvable, Kolakowski montre que si Marx ne peut être tenu pour coupable de la dictature léniniste par un soi-disant « parti d’avant-garde détenteur des lois de l’histoire », il porte une responsabilité. Car en accordant à un agent historique déterminé, « le prolétariat », « une position épistémologique privilégiée », il a bâti un concept de vérité ambigu. Ambiguïté dans laquelle a pu s’engouffrer Lénine. Pour ce dernier, est réputée « vraie » à la fois une théorie scientifiquement démontrée, mais aussi l’idéologie censée émaner du prolétariat, filtrée par son Parti.
C’est pourquoi le stalinisme est, certes, le résultat de circonstances malheureuses. Mais il est aussi le produit d’une idéologie. Personne ne peut prétendre que l’histoire de l’URSS était imprévisible. Les anarchistes, les mencheviks, Rosa Luxembourg elle-même avaient prévu, souvent avec précision, comment la dictature mise en place dès les premiers jours aboutirait à la tyrannie d’une petite équipe, puis d’un seul homme.
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