La grande méconnue Gertrude Himmelfarb et la défense des valeurs victoriennes

Gertrude Himmelfarb. Capture d'écran de CNN
Gertrude Himmelfarb. Capture d'écran de CNN
Gertrude Himmelfarb. Capture d'écran de CNN
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Cette immense historienne des idées, épouse d'Irving Krisol, vient de disparaître à 97 ans.

Connaissez-vous Gertrude Himmelfarb, qui vient de mourir à l’âge de 97 ans ? Probablement pas. Et vous avez des excuses : aucun des livres de cette immense historienne des idées et philosophe américaine n’a eu l’heur de convaincre un éditeur français. Il y a ainsi des contemporains capitaux qui échappent à nos radars hexagonaux. Soit par manque de curiosité intellectuelle, soit parce qu’on n’a pas envie de savoir ce qu’ils avaient à nous dire... Et ce pourrait bien être justement le cas de Gertrude Himmelfarb. Elle a, en effet, exposé dans plusieurs livres les défauts de nos Lumières françaises, auxquelles elle opposait l’Enlightenment anglo-saxon ; et il avait sa préférence. 

Les Lumières françaises, d'autant plus radicales que notre pays avait cent ans de retard sur l'Angleterre...

Les Lumières françaises lui paraissaient d’autant plus radicales que la France était, au dix-huitième siècle, en retard sur l’Angleterre d’une révolution. D’un siècle exactement, puisque la Déclaration des droits, imposée par le Parlement aux nouveaux souverains Guillaume III et Marie II date de 1689. Comme on le lit dans l’ouvrage d’Edmond Dziembowski, paru l’an dernier chez Perrin, sous le titre Le siècle des révolutions, cette Déclaration des droits limitait considérablement et définitivement les prérogatives de la monarchie britannique. Elle ne peut plus ni lever d’impôts, ni entretenir une armée sans l’approbation du Parlement. Dés la fin du XVII° siècle, les Anglais s’étaient dotés d’une monarchie constitutionnelle. Alors que nos rois se prétendront encore « de droit divin » pendant un siècle… « La France, écrit Gertrude Himmelfarb, n’ayant eu ni réforme religieuse, ni révolution politique, était, en un sens, mûre pour les deux à la fin du XVIII° siècle. »

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Le problème, selon Gertrude Himmelfarb, c’est que les Français se sont accaparés les Lumières. Leur radicalité avait quelque chose de plus séduisant que l’Enlightenment anglo-écossais ou même que l’Aufkärung allemande. Par la suite, la Révolution française fut également révérée, malgré ses échecs, parce qu’elle avait prétendu mettre en musique les Lumières françaises et que celles-ci prétendaient reconstruire tout le système des relations sociales en prenant pour boussole la seule Raison. Les Lumières britanniques, avaient, au contraire opté pour les « vertus sociales » : la compassion, la bienveillance, la sympathie. Or, pour Gertrude Himmelfarb, les moeurs, les principes moraux d'une époque, étaient bien plus déterminants que les idéologies. Ils en constituaient l'infrastructure.

La boussole de nos Lumières ? La Raison abstraite. Celle de l'Enlightenment ? Les vertus morales

Je cite cet extrait éclairant du livre de Gertrude Himmelfarb, The Roads to Modernity. The British, French and American Enlightenments : «  Ainsi il n’y eut pas en Angleterre de « projet des Lumières », destiné à discréditer la religion, à séparer l’Eglise de l’Etat, ou à créer à la place une religion civile. » 

« Il n’y avait certes pas d’Eglise oppressive ou de théologie dogmatique contre lesquelles se rebeller, mais pas non plus de nouvelle autorité ou d’idéologie pour inciter à la rébellion. _Or, en France, la raison était cette autorité et cette idéologie__, une raison si suprême qu’elle défiait non seulement la religion et l’Eglise, mais toutes les institutions dépendant de celle-ci. La raison était en soi subversive, puisqu’elle visait un futur idéal et méprisait les déficiences du présent, sans parler de celles du passé – et aussi les croyances et pratiques des non-éduqués et des gens de basse extraction. "_

" La philosophie morale britannique, au contraire, était plutôt réformiste que subversive, respectueuse du passé et du présent, tout en attendant impatiemment un futur plus éclairé. Elle était plus optimiste aussi, et à cet égard au moins, _plus égalitariste__, le sens moral et le sens commun étant partagés par tous les hommes, pas uniquement par les éduqués et les bien-nés_. »

Du trotskisme au néoconservatisme

Getrude Himmelfarb était née dans une famille juive et pauvre à Brooklyn. On parlait yiddish à la maison. Très jeune, elle avait rencontré l’homme de sa vie, Irving Kristol, dans un petit groupe trotskiste. Avec Norman Podhoretz, TS Eliot, Saul Bellow, Mary McCarthy et Hannah Arendt, ils firent partie du cercle intellectuel new yorkais qui publiait la revue de gauche Partisan Review, considérée, de nos jours, comme ce que l’intelligentsia américaine a produit de plus intéressant au XX° siècle. 

Par la suite, le couple Kristol-Himmelfarb se tourna vers une forme de conservatisme. Dans son article, From Clapham to Bloomsbury : A Genealogy of Morals, publié dans la revue Commentary, elle jugeait sévèrement l’évolution morale de la Grande-Bretagne. La secte de Clapham, un groupe de chrétiens anglicans avait lutté, au début du XIX° siècle pour faire interdire l’esclavage, réformer le système pénitentiaire. Ils pratiquaient les vertus qu’on dit à présent « victoriennes », mais que Gertrude Himmelfarb préférait qualifier de « bourgeoises », pour les opposer aux vertus « aristocratiques » : éthique du travail, bienveillance, tempérance, auto-discipline, modération. 

Au début du XX° siècle, le groupe de Bloomsbury, auquel appartinrent Virginia Woolf et John Maynard Keynes adopta une pose de rébellion envers la morale victorienne. L’art était leur seule religion et ils ne se reconnaissaient de devoir ni d’obligations envers quiconque. Aux yeux de Gertrude Himmelfarb, les élites culturelles avaient trahi leur mission par narcissisme et auto-complaisance. 

Comme l’écrivait hier, l’éditorialiste David Brooks dans le New York Times, « Si un néoconservateur est une personne de gauche qui rompit avec la gauche quand ses leaders, dans les années soixante, troquèrent les valeurs bourgeoises pour la contre-culture, alors oui, elle était néoconservatrice. »

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