La peur du coup d'Etat sur un paysage miné par la paranoïa.
Recep Tayyip Erdogan avait accédé au pouvoir en 2002, en craignant les réactions de l’armée turque. Or, la peur peut se révéler bonne conseillère - lorsqu’elle incite à la modération. Mais lorsqu’elle tombe sur un terrain déjà travaillé par la paranoïa, elle provoque, au contraire, de désastreuses fuites en avant. Et c’est ce qui est en train d’arriver à Erdogan, président de la République turque, après en avoir été plusieurs fois premier ministre.
Obsédé par le sort réservé par les militaires au premier ministre Adnan Menderes – pendu à la suite du putsch de 1960, Recep Tayyip Erdogan, a d’abord gouverné avec une extrême prudence. Conscient du risque de voir son expérience d’un pouvoir islamiste-conservateur interrompu par l’armée, il a veillé à ne pas entamer la cohésion d’une société turque, extraordinairement fragmentée. Divisée depuis toujours entre kémalistes, (nationalistes et sécularistes), d’un côté, et islamistes, de l’autre, la Turquie abrite également de nombreuses minorités ethniques, dont les Kurdes sont les plus nombreux, mais aussi des minorités religieuses, en particulier les Alévis, beaucoup plus libéraux que la majorité sunnite sur les plans religieux et politique. Erdogan a conquis le pouvoir en 2002, en promettant de ne pas renouveler les erreurs commises par les deux précédents partis islamistes, Parti du bien-être et Parti de la vertu. D’où le choix d’un islamisme modéré et conservateur.
Il se débarrasse très tôt de la tutelle des militaires en prenant le contrôle du Conseil national de sécurité (MGK). Mais selon Halil Karaveli, Erdogan n’a jamais eu l’intention de respecter ses propres promesses. Dès 2007, il a commencé à lancer des procès contre ses opposants. Les juges renâclant, il procède alors à une reprise en main de la justice qui ruine le principe de séparation des pouvoirs. Dès 2012, donc bien avant la tentative de putsch avortée, les prisons turques comptaient environ 9 000 prisonniers politiques – syndicalistes, avocats, universitaires, journalistes.
Mais le véritable tournant autoritaire du régime, il faut le dater de l’été 2013, avec la répression des manifestants du Parc Gezi. Révoltée par la décision du pouvoir de bâtir un centre commercial sur ce parc très populaire d’Istanbul, la jeunesse occupe les lieux. Or, la violence de la répression policière et des supplétifs de l’AKP, véritable milice islamiste, a été inouïe. Elle a fait au moins 11 morts parmi les manifestants. Dès cette époque, l’Union européenne se serait honorée en suspendant les négociations d’adhésion avec un pays dont le gouvernement assassinait ses citoyens et emprisonnait ses opposants…
A partir de ce point de bascule, toute opposition au pouvoir personnel d’Erdogan est dénoncée comme inspirée par « la main de l’Occident », par« une intelligence supérieure » - entendez les Etats-Unis. Comme l’écrit, ce mois-ci, dans Foreign Affairs, Gareth Jenkins, « depuis les problèmes économiques jusqu’aux attaques terroristes, en passant par les échecs de la politique étrangère, tout est décrit comme le produit d’une conspiration menée depuis l’étranger ». Et le problème, c’est qu’une majorité de l’opinion turque adhère à cette vision complotiste, par laquelle le chef de l’Etat s’exonère de ses propres responsabilités.
Les médias indépendants ont été mis au pas. Parfois au moyen d’amendes destinées à les ruiner. C’est la stratégie qui a été utilisée contre le groupe de presse d’Aydin Dogan, propriétaire de plusieurs journaux. Il a écopé d’une amende de 2 milliards et demi d’euros : plusieurs de ses responsables ont été mis en prison. Mais le pouvoir n’a pas hésité à faire donner ses milices contre les journaux critiques à son égard. Ainsi, le grand quotidien Hurriyet a été attaqué et mis à sac aux cris de Allah Akbar par des bandes de voyous en septembre 2015. Résultat – je cite la journaliste Defne Gürsoy, s’exprimant sur le site Turquie européenne : « l’ignorance est devenue la troisième caractéristique des Turcs, après le nationalisme et l’Islam. » Les Turcs sont entretenus dans l’ignorance de leur passé, maintenus sous pression par un pouvoir qui entend communiquer au public sa propre paranoïa.
Cette hystérie à la « 1984 » est entretenue afin de conforter le pouvoir de l’AKP. Il y a même une version locale d’Emmanuel Goldstein – l’incarnation du Mal dans l’empire totalitaire imaginé par George Orwell. Le Goldstein turc a nom Fethulla Gulen, prédicateur islamiste conservateur exilé. Comme son équivalent de 1984 d’Orwell, Gulen a été un associé de premier plan du leader de l’AKP, avant de cristalliser sa haine et devenir le Grand Ennemi, le saboteur, la cause de tous les malheurs de l’AKP. C’est bien sur le mouvement islamiste Hizmet , celui de Gulen, que s’est appuyé Erdogan pour purger les cadres de l’armée demeurés favorables aux idéaux sécularistes.
La tentative de putsch de juillet 2016, attribuée à ce personnage, a constitué pour Erdogan une aubaine. Elle lui a donné, en effet, l’occasion de mettre hors circuit, en les emprisonnant, les militaires, universitaires et juges encore susceptibles de se mettre en travers de son ambition personnelle. Erdogan veut se voir conférer tous les pouvoirs en tant que président de la République. Sous prétexte de décapiter les « gülistes », donc ses alliés islamistes d’autrefois, c’est essentiellement aux laïcs qu’il s’en prend.
Aujourd’hui, Erdogan, qui rêvait de demeurer dans l’histoire de la Turquie comme un nouvel Ataturk, le Père fondateur d’une nation réunifiée par la référence à un islam conservateur sunnite, doit se rabattre sur le nationalisme autoritaire traditionnel. Et la société turque est divisée comme jamais, au bord de la guerre civile. Terrible bilan.
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