David Goodhart, fondateur de Prospect, vient de publier un essai fort éclairant. il y explique notamment ce qui a poussé une majorité des électeurs du Royaume Uni à préférer quitte l'UE.
Hier, je vous ai présenté le nouveau livre de David Goodhart, The Road to Nowhere, qui s’interroge sur la montée du phénomène populiste, en Grande Bretagne, et dans le reste de l’Europe. Il établit une opposition entre ceux qu’il appelle les « Anywheres » et les « _Somewhere_s ». La montée du populisme serait l’une des conséquences de l’exaspération ses « Somewheres ».
Oui, la typologie de David Goodhart, « Peuple de quelque part » versus « Gens de Nulle part ou de partout », recoupe en grande part d’autres tentatives de classification du même genre, telle que celle proposée par l’Américain Thomas Friedman entre « le peuple du mur » et « le peuple du web ». Celle-ci fait elle-même écho à la lutte politique qui, chez nous, oppose de longue date souverainistes et européistes. D’autres encore préfèrent parler d’insiders et d’outsiders. Le géographe français Christophe Guilluy oppose la France périphérique aux bourgeois-bohêmes des métropoles. Mais finalement, tous tendent plus ou moins à décrire un même phénomène de fracture sociale qui revêt des aspects à la fois sociaux et culturels.
Il y a, dans l’air, comme une nouvelle lutte des classes entre les bénéficiaires de la mondialisation et ses laissés-pour-compte. Et elle fragilise nos systèmes politiques. Car ceux-ci étaient bâtis sur l’alternance de partis de centre-droit et de centre-gauche qui, en vérité, étaient d’accord sur l’essentiel : la poursuite de l’ouverture et de la libéralisation. Ces partis traditionnels de gouvernement sont aujourd’hui en crise. Mais surtout, selon Goodhart, ceux du centre-gauche, grignotés à la fois par les partis populistes, qui séduisent leur ancien électorat ouvrier, et par une nouvelle gauche, écologiste ou libérale, qui leur dispute les jeunes diplômés.
Mais s’ils sont en crise, prétend David Goodhart, c’est surtout parce qu’ils étaient devenus la voix des Gens de Nulle Part, celle d’une élite technocratique déconnectée des réalités de terrain. Dans toute l’Europe, l’émergence de partis populistes a montré qu’une partie de la population ne se reconnaissait plus dans un système trop verrouillé. Sans remettre en cause nécessairement l’autonomie individuelle nouvellement acquise, le Peuple de quelque part exprime un besoin de sécurité et de protection qu’il faudra bien prendre en considération. Et cette question se pose, d’une manière ou d’une autre, dans tous les grand pays anciennement industrialisés.
Mais ce qui fait le grand intérêt du livre de David Goodhart, c’est qu’il éclaire fort bien ce qui s’est joué dans le Brexit. Car, tout de même le cas britannique demeure très particulier.
Et d’abord, cette révélation : oui, la plupart des électeurs du Leave avaient conscience de voter contre leurs intérêts. Les élites cognitives leur avaient répété que la croissance, dans leur pays, connaîtrait de sérieux ratés, en cas de fermeture du marché unique européen. Les électeurs en ont pris note, mais ils ont voté quand même à 52 % pour couper les amarres. Ils ont préféré l’identité culturelle britannique et la souveraineté nationale ! Ils ont voulu retrouver la maîtrise des flux migratoires. Les partisans du Remain ont eu le tort de faire une campagne axée presque exclusivement sur les aspects économiques du Brexit. Il aurait fallu insister sur l’amour de l’Europe qui, contrairement à ce qu’on imagine sur le continent, est très présent au Royaume-Uni. Les Britanniques ne sont nullement des insulaires, selon Goodhart.
-L’Union européenne aurait été, selon Goodhart, un véritable cas d’école de l’ubris technocratique des Gens de Nulle Part. Au départ, le projet d’une modeste union douanière, doublée d’une politique agricole commune, était raisonnable. La CEE se voulait un espace économique intégré, permettant en outre un haut niveau de coopération politique entre ses membres. Et c’est cette Europe-là qui a séduit les Britanniques.
Mais ceux que Goodhart appelle « les vrais croyants » n’avaient jamais renoncé à leur utopie de parvenir à une formule politique fédérale. Ils ont mis sur pied un Système monétaire européen qui fonctionnait mal. Il a fallu donc pousser un cran plus loin. Et ce fut la création de l’euro, obtenue par les Français pour contenir une Allemagne que rendait inquiétante sa réunification. Mais, prétend Goodhart, les concepteurs de l’euro savaient parfaitement qu’zone monétaire intégrée ne pouvait elle-même fonctionner qu’en étant dotée d’un budget propre, d’une politique fiscale harmonisée, d’un transfert de ressources entre régions riches et régions pauvres…. Bref, ils ont fait comme d’habitude : provoquer un déséquilibre destiné à être rétabli par de nouveaux pas en avant vers davantage d’intégration. En outre, pour des raisons purement politiques, on a décidé d’agréger à la zone euro des pays dont les économies étaient bien trop différentes, comme la Grèce.
C’est cette façon de forcer toujours la main aux peuples pour une « union toujours plus étroite » qui, même s’ils n’ont jamais considéré la possibilité d’abandonner la Livre sterling, aurait poussé les Britanniques à quitter l’Union européenne.
Mais ce qui a fait déborder le vase, selon Goodhart, c’est la libre circulation des personnes au sein d’une UE, par ailleurs, incapable de protéger ses propres frontières. En 2004, le gouvernement travailliste a décidé d’accueillir sans délai les habitants des nouveaux Etats membres d’Europe centrale. Il en attendait quelques milliers et ils furent un million. Résultat : la Roumanie a perdu un tiers de ses médecins, partis à l'ouest. Et la Bulgarie ou l’Estonie, face au double péril de la faible fécondité et de l’émigration, se vident rapidement de leur population…
« La liberté de circulation est, des quatre libertés, la plus controversée, car la moins compatible avec la conception britannique de l’Etat-nation normal », écrit-il. On comprend mieux.
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