

"Soyez vous-même, tous les autres sont déjà pris", c’est l’un des paradoxes fameux attribués à Oscar Wilde. Sommé d'être "lui-même", le sujet de la modernité accumule les poses... et se perd dans la pire des aliénations. Pourquoi faudrait-il absolument "se trouver" puis "rester fidèle à soi-même" ?
Nous sommes constamment exhortés par la publicité et les cultures de masse à "être nous-même", voire "à nous assumer tels que nous sommes". Les guides de développement personnel nous incitent à "partir à la recherche de soi-même". Et les psychothérapeutes à faire "un travail sur soi". Par la suite, nous serons également invités à "rester fidèle à nous-même". Quand on s’est enfin trouvé, on ne se quitte plus… Mais d'où sort cette manie de l'authenticité ? L’essayiste Alexander Stern signe un article très intéressant sur cette question sur le site Aeon.
Quel Diderot pour moquer le narcissisme du XXIe siècle ?
Comme le remarque Alexander Stern, cette quête de l’authenticité personnelle est un luxe de nantis : lorsqu’on doit lutter pour sa survie, on ne passe pas son temps à se scruter ainsi dans le miroir. C'est encore le cas d'une bonne partie de l'humanité... Cette préoccupation est donc propre à notre culture et à notre époque. Dans d’autres cultures, on ne tient pas tant à se croire à tout prix original : on préfère se conformer à ses traditions, à remplir bien son rôle sans viser à une quelconque singularité. Bizarrement, Stern ne cite pas l’ouvrage, déterminant à cet égard, du critique littéraire américain Lionel Trilling, Sincérité et authenticité. Trilling a montré, à travers des exemples piochés dans la grande littérature, que la manière dont se perçoit le sujet, en Occident, avait subi une crise décisive. On peut la dater de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour accéder à la fameuse autonomie individuelle que promettent les Lumières, le sujet doit renoncer à l’accord spontané qui a existé autrefois entre soi-même et son rôle social. Cette exigence ulcère Rousseau, maniaque de l’authenticité. Mais elle amuse Diderot, dont Le Neveu de Rameau excelle à mettre en scène son histrionisme. C’est la fin de la "belle âme" aristocratique cornélienne, en parfait accord avec soi. Le sujet moderne a appris à observer une distance ironique envers lui-même.
Quête d'authenticité... ou épidémie de "mauvaise foi" ?
Pourquoi alors assiste-t-on à ce retour du narcissisme, déjà diagnostiqué par Christopher Lasch, dans La culture du narcissisme en 1979 ? Pour Alexander Stern, la passion de l’authenticité des Occidentaux a des sources chrétiennes. C’est Saint Augustin, philosophe nord-africain du IVe siècle, qui en est à l’origine. Avec ses Confessions, il a joué un rôle fondateur dans la création du sentiment moderne de l’intériorité. Il nous raconte, avec un détachement ironique, son passage d’une jeunesse dissipée à l’acquisition d’une sagesse intérieure. C’est l’ancêtre des guides de sagesse qui pullulent aujourd’hui.
La philosophie de Sartre en est, quelque part, l’héritière. La "mauvaise foi" sartrienne, ce sont les histoires que nous nous racontons à nous-mêmes pour nous débarrasser du fardeau de nos responsabilités. Nous préférons nous prétendre "victimes des circonstances" que d’assumer nos choix. Mais Adorno avait qualifié de "jargon de l’authenticité" l’existentialisme heideggérien dont Sartre est un épigone littéraire. Pour Adorno, cette fétichisation du moi allait de pair avec la fabrication de personnalités vulnérables à l’irrationalisme nazi. Aujourd’hui, poursuit Alexander Stern, un des principaux moyens grâce auxquels nous gérons notre anxiété d’être nous-mêmes, c’est l’accumulation. Accumulation d’objets, mais aussi de styles, de visions du monde, d’identités sociopolitiques. Du coup, "toutes les contraintes extérieures sont vues avec suspicion, et la vie quotidienne, politique comprise, devient un théâtre au service d’une représentation de soi auto-créative" poursuit-il. La mauvaise foi, la prise de pose avantageuse, la rébellion factice se sont répandues comme des épidémies. Il nous manque un Diderot pour décrire cette aliénation de masse qui se donne, paradoxalement, pour quête de l’authenticité.
Les réseaux sociaux, nouveaux pièges à histrions
Et les réseaux sociaux sont devenus les vecteurs privilégiés de ce nouveau narcissisme. On s’y croit libre de développer son authenticité, mais c’est le contraire : on cherche, en réalité, à s’y ajuster à des attentes imaginées, afin d’être liké, retweeté, apprécié. On redoute d’être blâmé. En face de son écran, l’usager se croit en situation d’auto-définition, authentique au sens étymologique (en grec ancien authentikos signifie : qui a la capacité d’agir de sa propre autorité). En réalité, il oscille entre le fantasme de la toute-puissance et un désarroi angoissé. Comment en sortir ? Alexander Stern recommande la pratique d’une activité artistique ou artisanale. En s’y consacrant, on s’inscrit dans une tradition dont on peut éventuellement négocier certains codes, on prend ainsi conscience de ses limites, comme de ses potentialités. Et on oublie un peu de se regarder le nombril. Ca soulage.
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