Pour Robert Kagan, les causes géostratégiques qui ont fait autrefois de l'Allemagne la puissance dominante du continent européen sont en train de réapparaître.
La seule chose qu'on peut reprocher à l'Allemagne actuelle, c'est de négliger sa Défense.
On vient de fêter le 70 ° anniversaire du Traité de l’Atlantique Nord. Mais on a un peu oublié aujourd’hui les origines géostratégiques de l’OTAN. Elles furent résumées d’une formule lapidaire par Lord Ismay, le premier secrétaire général de l’OTAN, un général britannique très lié à Churchill. Je cite : « to keep the Soviet Union out, the Americans in, and the Germans down. » Garder l’URSS dehors, les Américains dedans et les Allemands par terre.
La mise en commun du charbon et de l’acier, premier pas accompli en direction de l’Union européenne avait pour objectif principal, on l’a oublié depuis, de mettre sous contrôle la reconstruction industrielle de l’Allemagne. Et la création de l’Euro fut le prix à payer, exigé par la France, pour la réunification allemande.
On peut mesurer le chemin accompli en ayant entendu un ministre polonais des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, confier qu’il redoute bien davantage l’inactivité de l’Allemagne que sa puissance. L’Allemagne, crainte autrefois par ses voisins pour son militarisme agressif, est devenue la nation la plus pacifique d’Europe. Le seul reproche que l’on puisse lui faire, c’est de négliger sa contribution à la sécurité commune. Angela Merkel ne vient-elle pas d’annoncer que le budget de la Défense allait encore reculer, passant de 1,37 % du PIB à 1,25 dans les quatre années à venir. Trump est furieux. A comparer avec les Etats-Unis (3,1 %), ou à la Russie (4,3 %).
Mais nous traversons des temps bien incertains et rien ne dit les choses sont vouées à demeurer identiques. C’est du moins l’avertissement lancé par Robert Kagan dans le numéro d’avril-mai de la revue Foreign Affairs.
L'Allemagne avait renoncé à s'affirmer pour des raisons conjoncturelles. Lesquelles ?
Quatre facteurs expliquaient, aux yeux de Kagan, le relatif effacement en Europe d’une puissance qui n’avait pas cessé de jouer les trouble-fêtes et les semeurs de guerre, de 1866 à 1945.
Il y avait d’abord la garantie de sécurité apportée par les Etats-Unis à l’Europe de l’Ouest. Elle a permis aux nations sous protection de se consacrer à rétablir leur prospérité et à améliorer les conditions de vie de leurs peuples. Et c’est l’une des causes principales de la stabilité politique dont ont bénéficié nos Etats.
Ensuite, il y a le système économique libéral. Le libre-échange a permis aux industries allemandes de faire la preuve de la qualité de leurs produits en les exportant dans le monde entier. Dès les années quatre-vingt, les Américains prirent conscience qu’ils étaient perdants dans de nombreux secteurs, comme l’automobile et l’acier, face à l’Allemagne, comme face au Japon. Mais ils se résignèrent à se faire tailler des croupières sur le plan commercial par leurs deux anciens ennemis : leur prospérité étaient les piliers de l’ordre multilatéral voulu par les Etats-Unis.
Troisième cause : l’ordre démocratique paraissait le sens même de l’histoire. Contrairement aux années trente, où, en Europe, la démocratie parlementaire était jugée comme un régime faible, jamais les démocraties européennes n’ont paru aussi affermies et sûres d’elles qu’en 1989, lorsque les anciennes démocraties populaires ont manifesté leur ardent désir de « retourner en Europe » et d’adopter les institutions libérales et démocratiques de l’Ouest.
Enfin, quatrième facteur : l’Allemagne a pu échapper aux démons de son passé parce que les passions nationalistes semblaient partout éteintes. Elles l’étaient en Allemagne comme dans toute l’Europe.
Or, la donne est en train de changer de manière radicale, en Europe.
La garantie de sécurité américaine est fort douteuse depuis que Donald Trump lui-même l’a mise en question par ses proclamations isolationnistes. De même l’ordre international libéral, qui a permis l’enrichissement des nations exportatrices, est en train de se défaire. La démocratie elle-même est à nouveau défiée, même en Europe qui l’a vue naître : des populistes sont au pouvoir en Italie. La majorité des pays d’Europe centrale pratiquent des formes d’autoritarisme bien peu démocratique. Quant au nationalisme, il fait retour partout en Europe sous des formes parfois très agressives.
Et même dans l’archi-démocratique Allemagne, où l’Alternative pour l’Allemagne est devenue le premier groupe parlementaire de l’opposition...
Plus grave encore, le « rêve kantien » d’une humanité pacifiée par le doux commerce et par le droit international, que caressait l’Union européenne est en train de se dissiper. Les logiques de puissance sont partout à l’œuvre. Ni les Etats-Unis de Trump, ni la Chine de Xi Jinping, ni la Russie de Poutine ne sont des puissances post-modernes, ayant renoncé à l’usage de la force… Bien au contraire !
Dans ce contexte, plus rien ne peut être exclu en Europe dans les années à venir. Et pas, en particulier, une réaffirmation par l’Allemagne de ses propres intérêts et de sa puissance. Il pourrait suffire, par exemple, que l’Italie, ruinée par ses gouvernants actuels, se mettent à exiger un renflouement de son économie par les riches Allemands. Ou que la France, à son tour, confie son destin à un parti populiste…
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