

Dans une étude parue dans le New York Times, l'historien américain Timothy Snyder compare la situation des Etats-Unis, au lendemain de l'attaque du Congrès, avec d'inquiétants précédents historiques du XXe siècle.
Timothy Snyder est un très grand historien. Ses livres, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, en particulier, sont des chefs-d’œuvre. J’avais été beaucoup moins convaincu par le bref essai qu’il a publié au lendemain de la victoire de Trump aux présidentielles, De la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle. Faire d’un milliardaire populiste, dans les Etats-Unis d'aujourd'hui, l’alter égo des tyrans totalitaires d’hier m’avait semblé pousser le bouchon un peu loin. Mais après les événements extravagants qui se sont déroulés au Capitole, le 6 janvier, je me demande si ce n’est pas Tim Snyder qui avait raison…
Souvenirs de jeunesse
Je l’appelle Tim parce que j’ai bien connu Timothy Snyder. Nous avons partagé le même étage d’une maison estudiantine de Banbury Road, à Oxford durant l’année universitaire 1992/93. On nous avait logés côte-à-côte, car nous étions réputés travailler, l’un et l’autre, sur l’histoire de la Pologne. Tim était titulaire de la prestigieuse Bourse Rhodes, celle qui avait permis, entre autres, à Bill Clinton, de venir poursuivre également ses études à Oxford. J’avais été élu mid-career fellow au Saint-Antony’s College. Et nous assistions tous deux passionnément au séminaire de Timothy Garton Ash, au Saint Antony’s, où se rencontraient tous les étudiants de troisième cycle se spécialisant sur l’Europe centrale.
Déjà le jeune étudiant américain m’avait semblé dominer cette brillante assemblée par son haut niveau de compétence, de réflexion et par sa capacité à s’approprier des langues étrangères – un cas assez rare chez les Américains. Quelques années plus tard, il m’a hébergé chez lui, à Prague où il poursuivait ses recherches, et ses lumières m’ont amené à réinterpréter plusieurs scènes dont j’avais été témoin, au même endroit, durant la Révolution de velours de novembre 1969. Plus récemment il m’a accordé des interviews, toutes passionnantes, dont l’une, d’une demi-heure, destinée à cette radio, mais que les responsables de l’époque – qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui, je le précise - , n’ont pas jugée digne d’intérêt. Quelle erreur ! Car Timothy Snyder est devenu, depuis, l’un des intellectuels publics américains qui comptent.
La fabrication d'une "vérité alternative", premier pas vers le fascisme
Ainsi, le long papier d’analyse qu’il a publié dans le New York Times la semaine dernière est très commenté. Car il y revient sur le parallèle entre trumpisme et fascisme.
"La post-vérité, écrit Snyder, c’est le pré-fascisme ; et Trump a été notre président post-vérité." Sans un minimum d’accord préalable sur la réalité, il n’y a pas de dialogue démocratique qui tienne. Trump a commencé sa carrière politique en assénant des "vérités alternatives". Il a construit un univers de mythes, parallèle à la vérité. Tout un délire complotiste a été monté autour de lui : elle le dépeint comme en guerre secrète contre un "Etat profond", tenu par des "réseaux pédophiles" en lien avec des "cultes sataniques".
Mais à partir du moment précis – soit au mois d’octobre dernier – où il a commencé à prétendre qu’il ne pouvait pas perdre les élections et que s’il les perdait, ce serait nécessairement l’effet d’une fraude, son comportement a commencé à "laisser présager un coup d’Etat". A partir de là, écrit encore Timothy Snyder, "il a menti à une cadence peut-être inégalée".
Il a construit un récit à destination des millions de fidèles qui le suivaient dans sa fabrication d’une alter-réalité où il aurait gagné les élections qu’il a, en réalité, largement perdues – puisqu’avec sept millions de voix d’avance, Joe Biden a obtenu le vote de 306 grands électeurs, contre 232 pour Trump. Perdues au point que non seulement les Démocrates conservent leur nette majorité à la Chambre des représentants, mais que les Républicains ont perdu la courte majorité qu’ils détenaient encore au Sénat.
Trump, chef du clan républicain des "casseurs"
Pour Snyder, les militants républicains se divisent en deux catégories, ceux qui acceptent encore de jouer selon les règles du système politique et ceux qui "rêvent de le briser". Leur alliance est brinquebalante et contraint leur parti à des jeux d’équilibre compliqués. Lorsqu’ils gagnent les élections, elle contraint le camp des "casseurs" à présenter cette victoire comme une révolution. Lorsqu’ils les perdent, comme ce fut le cas, à la fin de l’année dernière, le mythe de la fraude électorale massive est servi.
Trump, écrit Snyder, "était différent des autres casseurs dans la mesure où il paraissait n’avoir aucune idéologie". "Son intention était de casser le système pour servir sa propre cause. (…) De ce point de vue, son pré-fascisme est très loin du vrai fascisme : sa vision n’a jamais dépassé celle que lui renvoyait son miroir."
Et c’est sans doute ce qui explique le caractère aberrant de la prise du Capitole. Ses troupes n’étaient guidées par aucun objectif précis. Je cite : "Difficile de trouver un précédent comparable, où l’on s’est emparé d’un bâtiment aussi prestigieux pour y passer la plupart du temps à déambuler."
Mais le mal est fait : le mythe de "l’élection volée" risque d’avoir la même efficacité que celle du "_coup de poignard dans le do_s" pour l’extrême droite allemande de l’entre-deux-guerres. Le camp des "casseurs" républicains va s’en servir – y compris ceux des dirigeants qui rêvent de prendre la place du chef, comme Ted Cruz et Josh Hawley.
Le fascisme, issue politique possible aux Etats-Unis ?
Pour l’heure, Trump est le martyr en chef, le grand-prêtre du mensonge. C’est le chef des casseurs. Les joueurs, eux, ne veulent plus de lui. Dépouillé de ses fonctions présidentielles, il deviendra aussi encombrant qu’en 2015.
Timothy Snyder
Mais sa "tentative de coup d’Etat" doit être constitué comme un "avertissement" : "Son pré-fascisme vient de révéler une nouvelle possibilité dans la vie politique américaine" conclut Timothy Snyder.
Dans Le complot contre l’Amérique, Philip Roth avait imaginé un lent glissement des Etats-Unis vers le fascisme, à la faveur d’une victoire imaginaire de Lindbergh aux présidentielles de 1940. Il nous manque un romancier pour nous raconter une nouvelle victoire de Donald Trump aux élections de 2024...
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