Dix ans après le début des "Printemps arabes", les déceptions ont succédé à l'espoir qui a fait naître les révolutions. Depuis, de nombreuses puissances extérieures profitent du désengagement américain pour se mêler des conflits qui déchirent la région.
Le 17 décembre 2010 est généralement considéré comme la date de départ de ce qu’on a appelé « les Printemps arabes ». A Sidi Bouzid, en Tunisie, naissait il y a dix ans, un mouvement de masse qui allait soulever tout le monde arabe. Dix ans plus tard, quel bilan ?
Les révolutions arabes ont échoué, sauf en Tunisie démocratique
La « Révolution du jasmin », comme on l’a appelée, n’a guère connu le succès qu’en Tunisie, précisément. Le dixième anniversaire des Printemps arabes ne sera guère célébré. Et pour cause. Les espoirs de qui ont fait descendre dans les rues du Caire, de Damas, de Sanaa, des centaines de milliers de manifestants, réclamant la liberté, la dignité, la démocratie ont été soufflés. Les peuples sont déçus et amers.
Mais que des dictateurs soient encore au pouvoir dans un grand nombre de pays du Moyen-Orient, et que quelques autres soient à feu et à sang, comme le Yémen et la Libye ne signifie certainement pas que l’état des choses doit redevenu tel qu’il était en 2010, écrit Marc Lynch dans la revue Foreign Affairs. « Le Moyen-Orient d’aujourd’hui est méconnaissable », écrit-il.
Tout d’abord, Ben-Ali en Tunisie, Moubarak, en Egypte, Kadhafi, en Libye, ont bien été renversés. Certes, Bachar El-Assad, dont le régime paraissait condamné, a été maintenu au pouvoir par l’intervention de la Russie et de l’Iran. Au prix de centaines de milliers de morts et de plusieurs millions de déplacés. Mais en Algérie, c’est l’esprit des Printemps de 2010/20111 qui a mobilisé un peuple qui s’était senti insulté par la nouvelle candidature à la présidence de Bouteflika, manifestement hors d’état de gouverner le pays.
Les Etats-Unis se sont désengagés
Les Printemps arabes ont été un défi pour un ordre régional soutenu par les Etats-Unis. Mais ceux-ci se sont retirés de la région par étapes. Il y eut d’abord la reculade d’Obama, se résignant à ne pas punir le régime de Damas pour l’emploi d’armes chimiques, malgré ses propres engagements. Son insistance à obtenir un accord sur le nucléaire avec l’Iran lui a aliéné une part des alliés traditionnels de l’Amérique.
Trump, lui, ne voulait absolument pas d’un tel accord avec l’Iran, car il s’imaginait que Washington avait les moyens de provoquer un changement de régime à Téhéran. Il a laissé la Turquie intervenir militairement dans le Nord de la Syrie, afin d’empêcher la formation d’un Etat kurde à sa frontière. Enfin, l’absence totale de riposte américaine au bombardement, par l’Iran, d’importantes raffineries de pétrole en Arabie saoudite achevé de convaincre les puissances régionales de la réalité du désengagement américain.
Il leur a fallu tenter d’imaginer un nouvel ordre régional. Mais y sont-elles parvenues ?
Non, parce que de nouveaux clivages sont apparus au sein même du monde sunnite. Le blocus du Qatar, accusé de protéger les Frères musulmans, par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, a bloqué le Conseil de coopération du Golfe. Les initiatives maladroites du jeune prince Mohammed ben Salmane ont provoqué diverses catastrophes. En particulier, l’intervention de son pays contre les Huthis au Yémen. Elles ont contribué à amoindrir l’influence de Riyad.
La victoire des autocrates sur les peuples était censée au moins ramener de la stabilité dans la région. Il n'en est rien.
Les nouvelles divisions apparues au sein du monde sunnite et le retrait américain ont créé des opportunités d’intervention pour des puissances non arabes, écrit de son côté Shlomo Ben-Ami sur le site Project Syndicate. La Turquie et la Russie, bien sûr. Mais l’Iran chiite y a trouvé aussi de nouvelles occasions d’étendre son influence, directement et surtout via les supplétifs que compte Téhéran, de l’Irak au Liban, en passant par la Syrie et le Yémen.
Mais si Marc Lynch reproche aux Etats-Unis d’avoir toléré le coup d’Etat du maréchal Abdel Fatah al-Sissi, Shlomo Ben-Ami, leur reproche l’inverse : d’avoir sereinement accepté l’élection, en Egypte, d’un président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi.
Une des grandes nouveautés du Moyen-Orient, c’est en tous cas, la normalisation, par Bahrëin, les Etats arabes unis, le Maroc et le Soudan, de leurs relations avec Israël. Ces Etats reconnaissent l’Etat juif comme un allié fiable dans leur lutte contre l’Iran. Pour bénéficier de sa coopération, ils ont abandonné les Palestiniens. La solution du conflit israélo-palestinien ne passe décidément plus par la création de deux Etats.
Le Printemps reviendra...
Mais les deux spécialistes convergent sur leur conclusion. « Davantage d’éruptions de colère paraissent à présent inévitables. Il y a trop de facteurs d’instabilité pour que même le plus draconien des régimes puisse rester indéfiniment en place », selon Marc Lynch. « L’évolution du terrain géopolitique dans le monde arabe est vouée à se poursuivre. L’issue dépendra d’un certain nombre de facteurs, notamment de savoir si et quand l’objectif de démocratie mobilisera à nouveau les populations arabes », écrit Shlomo Ben-Ami.
Lors de la dernière tentative révolutionnaire, ce sont les islamistes qui ont tiré les marrons du feu. Personne ne peut prédire quelles forces politiques sortiront vainqueurs de la prochaine. Mais personne ne doute qu’elle aura lieu.
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