D'Ivan le Terrible à Poutine, en passant par Staline, le mythe d'une Russie éternelle et conquérante...
Galia Ackerman est surtout connue comme traductrice du russe en français. A son actif, une centaine d’ouvrages. Mais cette historienne, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, est aussi auteure. Elle vient de publier « Le régiment immortel ».
" Les héros morts reviennent et marchent avec leurs descendants. "
L’histoire du « Régiment immortel », qui donne son titre à cet essai peut être considérée comme l’allégorie de ce qui est arrivé à la Russie depuis que Poutine y a imposé un tournant politique décisif. Au départ, une initiative qui émane de la société civile : des descendants des combattants russes de la Seconde guerre mondiale décident de célébrer à leur manière le souvenir du prix exorbitant payé par le peuple russe pour la libération de son pays. A l’époque soviétique, les célébrations officielles de la victoire, le 9 mai, étaient réservées aux généraux fameux et aux héros d’exception.
Aussi, à la faveur de la perestroïka de Gorbatchev, ici ou là, dans plusieurs régions, la population locale décida de suivre les défilés militaires habituels, en brandissant des portraits des pères, grands-pères et arrière-grands-pères ayant combattu sous l’uniforme de l’Armée rouge contre les armées nazies et leurs alliés. « Il s’agissait, explique Galia Ackerman, de « rétablir la justice : les héros qui s’étaient battus pour la liberté de leur pays avaient droit d’assister – eux ou leurs photos – à la Fête de la Victoire. » (p. 167). A partir de 2007, l’idée se généralisa progressivement à toutes les grandes villes de Russie. Des journalistes trouvèrent un label pour cette cérémonie : « Régiment immortel ».
Les idéologues nationalistes russes, dans un esprit qui rappelle Maurice Barrès, entreprirent de donner, à ce défilé de civils, un sens quasi-mystique ; celui d’une présence réelle des morts au milieu des vivants, communiant dans un culte de la patrie immortelle. Ecoutez le fameux théoricien national-bolchevique Alexandre Douguine : « les héros morts reviennent et marchent avec leurs descendants. (…) Les morts reviennent, les morts vivent, les morts sont dissous dans notre sang. (…) Le peuple est ainsi constitué, il est impensable sans les morts. Ils en font partie intégrante. »
Le pouvoir a récupéré une initiative qui provenait de la société civile, afin de l'instrumentaliser.
L’attitude du pouvoir envers le « régiment immortel » est révélatrice. Poutine observa avec intérêt la montée du mouvement. Le 9 mai 2010, ils n’étaient encore que 5 000 à Moscou. Mais en 2013 déjà, le Régiment immortel défilait dans 120 villes russes, et également en Ukraine, au Kazakhstan et en Israël. L’année suivante, 500 villes et 7 pays connurent leurs défilés de civils brandissant les portraits des anciens combattants russes. Aussi, en 2015, Poutine décida d’apporter au Régiment immortel le soutien de l’Etat et de l’encadrer.
Et lui-même défila, cette année-là, le 9 mai, à Moscou, en tête d’un cortège d’un demi-million de personnes, brandissant le portrait de son père. Depuis lors, ce sont des foules immenses (près de huit millions de personnes en 2017) qui défilent dans un ordre quasi-militaire. « L’Etat s’est accaparé, écrit Galia Ackerman__, une initiative dont l’objectif initial était plutôt noble : « Préserver, au sein de chaque famille, la mémoire de la génération qui a vécu la Grande Guerre patriotique », comme les Russes ont baptisé la Deuxième guerre mondiale.
La même légende glorieuse, mise au service du roman national, associe les grands tsars à Staline.
Les portraits de Staline y ont bientôt fait leur apparition. En février 2017, le dictateur sanguinaire s’est retrouvé en tête du classement des plus grandes personnalités de l’histoire mondiale, en Russie, avec un taux de popularité de 38 %, devançant ainsi Vladimir Poutine et Pouchkine. Signe des temps… Et le régime instrumentalise de manière de plus en plus ouverte ce rite patriotique au profit de sa propagande ultra-nationaliste et belliqueuse.
En vérité, c’est tout le passé de la Russie et de l’Union soviétique, qui fait ainsi l’objet d’une héroïsation et qui est mobilisé au service du pouvoir et de ses ambitions. De même que Staline avait commandé au grand réalisateur Sergueï Eisenstein un film à la gloire d’Alexandre Nevski, le prince russe qui refoula les chevaliers teutoniques, afin de galvaniser les peuples de l’Union soviétique, Poutine et les « technologues politiques » à sa solde cultivent la nostalgie de l’empire soviétique.
Mais on se garde bien de rappeler que le film d’Eisenstein fut retiré des cinémas soviétiques à la suite du Pacte germano-soviétique d’août 1939. Car cet épisode, l’alliance militaire et économique entre les deux totalitarismes, qui dura près de deux ans, n’a pas sa place dans l’histoire sainte du régime.
D'Ivan le Terrible à Poutine, en passant par Staline, le mythe d'une Russie éternelle et conquérante.
Mais le paradoxe de cette, histoire réécrite par le régime de Poutine, c’est qu’on y célèbre à la fois le glorieux passé tsariste et le non moins glorieux héritage du régime soviétique. Ce qui est considéré comme positif, dans les deux cas, c’est l’expansion territoriale de la Russie, la conquête de nouveaux territoires. Pour parvenir à cette étrange réconciliation, c’est la nature communiste de l’ex-URSS qui est gommée. L’histoire de la Grande Russie est une. Et elle est, de part en part, glorieuse…
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