

Les réseaux sociaux permettent à des puissances étrangères d'intervenir massivement dans la conversation publique des états démocratiques. Jusqu'à faire élire le candidat de leur choix ? En minant ses institutions, ces campagnes de désinformation en ligne déstabilisent les règles du jeu démocratique
Qu’entend-on par active measures ? Dans le langage de l’espionnage, il s’agit des campagnes de désinformation. Selon Thomas Rid, qui vient de signer un ouvrage consacré à ce sujet et sous ce titre, sous-titré The Secret History of Disinformation and Political Warfare, cela ne date pas d’hier. La guerre froide en a connu des quantités. Il a retrouvé et interviewé Ladislav Bittman, organisateur d’une de ces opérations. Baptisée "Neptune", elle a été organisée par les services secrets tchécoslovaques, en 1964.
Au XXe siècle, des opérations de manipulation déjà...
Les services de ce pays ont fabriqué de faux documents nazis, imités de ceux que détenaient le KGB et les ont enfermés hermétiquement dans des caissons, vieillis pour leur donner l’apparence requise. Puis, en pleine nuit, des plongeurs les ont immergés dans un lac de Bohême. Quelques jours plus tard, une équipe de télévision tchèque, mise sur la piste de ces pseudo-documents, filmait leur "découverte" et en révélait le contenu à l’opinion publique mondiale. Il s’agissait de compromettre le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest, en faisant croire que nombre de ses dirigeants étaient d’anciens nazis.
Mais il y eut aussi des active measures organisées entre Alliés. Les Britanniques ont mené ainsi plusieurs opérations aux Etats-Unis pour convaincre des Américains, au départ très réticents, d’entrer en guerre à leurs côtés, en Europe, contre l’Allemagne nazie. Le favori du Parti républicain, pour affronter le démocrate Roosevelt était un isolationniste notoire. Et ses chances de l’emporter à la Convention de son parti, en 1940, était très élevée. Un sondage, publié fort opportunément à la veille de cette convention, révéla que la majorité des électeurs, le mois précédent favorables à la neutralité, penchaient dorénavant pour l’entrée en guerre. Du coup, les délégués républicains décidèrent de miser sur un autre candidat, l’ancien démocrate, Wendell Willkie, favorable, lui, à l’entrée en guerre. Or, ce sondage était un faux, inventé de toutes pièces, sur place par une équipe britannique…
Au XXIe siècle, trolls, chatbots et lie machines
La grande différence entre cette époque et la nôtre, c’est évidemment le numérique. Il permet la combinaison inédite d’une "distribution massive" et d’un "ciblage sophistiqué." Selon Philip N. Howard, professeur à Oxford et auteur de Lie Machines : Ho to Save Democracies from Troll Armies, à l’heure actuelle, soixante-dix gouvernements au moins disposent d’équipes de désinformation qui agissent sur Internet.
Le gouvernement chinois emploie à lui seul deux millions de personnes pour submerger l’internet de messages favorables, y surveiller et y contrer les dissidents. Le Vietnam a embauché dix mille étudiants dans le même but. Mais les véritables experts, ce sont les Russes.
En Russie même, selon Howard, la moitié de la "conversation" sur Internet est générée par des bots, des robots, appelés encore lie machines. Ces machines à mensonges ont été programmées à tenir des discours cohérents destinés à des publics précis.
Les ressorts de la cyberguerre
Le désormais fameux Internet Research Agency (IRA) de Saint-Pétersbourg, a pris sur ses rivaux une avance considérable, en mettant à profit l’expérience accumulée, en URSS, par le KGB, expert en coups fourrés. On l’a vu lors de la campagne électorale de 2016, qui a permis l’élection de Trump. Les agents de l’IRA étudient de près la carte des Etats-Unis, afin de repérer l’actualité et les problèmes locaux, les hobbies et la manière dont les gens s’informent. A partir de ces données, ils créent des milliers de faux comptes extrêmement bien imités. Chaque personnage est doté d’une personnalité, de centres d’intérêt particuliers et est chargé de recruter de nombreux "amis" et followers.
Ensuite, ces comptes regroupent leurs suiveurs pour les embrigader dans des groupes d’intérêt, basés sur ce qui divise le plus les Américains : la race, la religion, l’identité. Ainsi, on en a aujourd’hui la preuve, les groupes Secured Borders, Blacktivist, United Muslims of America, Army of Jesus, ou encore Heart of Texas étaient de pures créations des services russes.
Ensuite, l’IRA a usurpé l’identité de plusieurs centaines de citoyens américains pour acheter, en leur nom, des publicités politiques ciblées. Le Congrès a estimé que 126 millions d’Américains avaient visionné, au moins une fois, en 2016, du matériel ainsi généré par la Russie.
Objectif : miner la crédibilité des autorités et des institutions de l'adversaire
Comme l’écrit Thomas Rid, pour Poutine, il ne suffisait pas d’empêcher Hillary Clinton d’accéder à la Maison blanche. Il fallait surtout miner la crédibilité des institutions démocratiques américaines. L’autocrate n’ignore pas que les démocraties libérales qu’il combat, reposent non seulement sur la cohésion des sociétés, mais sur la confiance que leurs citoyens accordent aux autorités et aux institutions de leurs pays. D’où des attaques visant à la fois à polariser au maximum le débat public et à miner cette crédibilité en s'attaquant, outre aux responsables politiques, à la science, à l’Université, au journalisme, aux administrations, à la police, aux juges…
Dans l’avenir, l’intelligence artificielle va rendre de plus en plus facile nos conversations avec des chatbots, ces robots formés pour s’entretenir avec des utilisateurs réels des réseaux sociaux.
On saura peut-être un jour quel rôle la cyber-guerre et les "mesures actives" ont pu jouer dans les élections qui viennent d’avoir lieu aux Etats-Unis. Les cyniques diront que puisque la Chine est intervenue pour Joe Biden, et la Russie en faveur de Trump, cela a sans doute créé un certain équilibre. Mais les pessimistes s’inquièteront pour nos démocraties dont les opinions publiques sont devenues si vulnérables à la manipulation.
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