Leszek Kolakowski, un philosophe polonais au prises avec l'histoire du XX° siècle

France Culture
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L'un des plus éminents "désillusionnés du communisme", ce philosophe a développé une pensée personnelle et forte.

Je vous ai présenté hier, le philosophe polonais Leszek Kolakowski, dont les éditions Les Belles Lettres publient, cette semaine, un recueil d’articles, parues en français dans la revue Commentaire. Son titre est intrigant, « Comment être socialiste, conservateur et libéral ». Un peu trop œcuménique pour emporter la conviction… A quel camp appartenait réellement ce philosophe, disparu en 2009 ?

Comme chez la plupart des intellectuels, confrontés à l’histoire, sa pensée, tout en comportant des constantes, a évolué. C’est d’autant plus évident lorsqu’on a affaire à ces intellectuels d’Europe centrale, confrontés à une série d’événements tragiques. Né dans la ville de Radom en 1927, une ville moyenne au sud de Varsovie, Leszek Kolakowski avait 12 ans lorsque son pays fut pris en tenaille par la Wehrmacht et l’Armée rouge, suite au Pacte germano-soviétique puis livré à une occupation d’une extrême brutalité. Son père, libre-penseur de gauche, a été assassiné en 1943. Les nazis, qui estimaient que les Polonais, destinés à l’esclavage, n’avaient besoin que de savoir lire et compter, avaient interdit l’enseignement secondaire et supérieur. Mais le gouvernement en exil était parvenu à organiser des cours clandestins et décernait même, chaque année, un équivalent du baccalauréat. Comme il l’a reconnu par la suite, notre philosophe a commencé alors à développer sa phénoménale culture en lisant à tort et à travers pour son propre compte. D’où, sans doute, l’aspect non-conformiste qu’a conservé sa pensée tout au long de son existence.

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Quoiqu’universitaire de haut niveau, ayant enseigné dans de nombreuses universités du monde, sa manière d’aborder les grands problèmes est demeurée originale et hors norme. Sa sagacité se déploie à partir d’observations très concrètes, souvent tirées de l’expérience quotidienne. Le sous-titre de son essai paru en 1999, Freedom, Fame, Lying and Betrayal (Liberté, célébrité, mensonge et trahison), était précisément « essais sur la vie quotidienne ». Le retrait dans la tour d’ivoire n’était pas dans la nature de ce philosophe engagé.

Au sortir de l’épreuve de l’occupation et de la guerre, il adhère, très jeune, à au parti communiste sur la base d’un malentendu. Comme il l’a expliqué plus tard, le communisme tel qu’il l’entendait à cette époque aurait dû être « la continuation d’une tradition européenne rationaliste et cosmopolite dont il se sentait proche ». Ou encore : « après les horreurs de la guerre et de l’occupation, ceux qui se sont identifiés au communisme voyaient en lui la continuation des Lumières ; comme une force qui combattrait le courant chauviniste et clérical présent dans la tradition polonaise. »

Mais dès 1948, le malentendu devient évident. Un dogmatisme de fer, venu d’Union soviétique est imposé à la vie intellectuelle dans les démocraties populaires. En art et en littérature, le « réalisme socialiste » devient obligatoire. Dans les sciences humaines, le « matérialisme dialectique » interdit toute pensée libre et critique. Une sorte de « religion séculière » est infligée par un Etat totalitaire à une société apeurée, qui se débat dans les difficultés quotidiennes.

Staline meurt en 1953. Trois ans plus tard, a lieu le fameux « XX° Congrès du parti communiste d’Union soviétique » où sont évoqués, dans un rapport secret, les crimes de Staline. S'ouvre alors la période que, sur place, on appelle « le Dégel ». Kolakowski devient célèbre, en 1956, en tant que philosophe le plus en vue de ce qu’on appelle alors, en Europe de l’est, le « révisionnisme marxiste ». Il s’agissait, notamment, de défendre la liberté des choix individuels contre le déterminisme historique prôné par les tenants du matérialisme dialectique. Et plus simplement de réclamer la liberté d’expression.

Kolakowski se fera, de plus en plus ouvertement, défenseur de la morale kantienne contre l’historicisme tiré d’une lecture de Hegel. Il critique une vision instrumentale de la politique, en vertu de laquelle on peut sacrifier les personnes à la « grande cause » du socialisme. Il réfute l’idée selon laquelle l’avenir légitimera les moyens employés aujourd’hui, pour peu que la victoire soit ainsi obtenue. « Accepter que les notions de bien et de mal précèdent tout fait contingent est une condition de toute culture vivante », écrit-il.

En octobre 1966, il prononce un discours accablant à l’Université de Varsovie, pour faire le bilan des 10 années écoulées depuis le début du Dégel et la chute des staliniens au pouvoir, à Varsovie. Il est sur-le-champ exclu du Parti communiste, puis démis de son poste de professeur à l’université. L’écrasement du « printemps de Prague » par les chars soviétiques, en août 1968, devait marquer l’écroulement définitif des espoirs placés jusqu’alors dans la possibilité d’instaurer, dans cette partie de l’Europe, un « socialisme à visage humain ».

A l’occasion d’une vaste purge antisémite contre les soi-disant « sionistes infiltrés dans le parti », quelques-uns des plus brillants esprits de la Pologne de l’époque, comme l’historien Bronislaw Baczko et le philosophe Zygmunt Bauman, sont chassés du pays. Kolakowski, qui n’est pas juif, fait partie du lot. Après être passé par l’Université McGill, à Montréal, puis par Berkeley en pleine révolution contre-culturelle, il est accueilli à Oxford : All Souls, sur les recommandations d’Isaiah Berlin. Il écrira désormais autant en anglais qu’en polonais. Et de temps en temps aussi, en allemand. Il parlait très couramment français et avait une connaissance impressionnante de notre littérature. Bref, c’était un esprit éminemment européen. Sa vision de l’Europe sera le sujet de ma chronique de demain.

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