De livre en livre, l'écrivain Rawi Hage, né au Liban en 1964 et exilé au Canada à l'âge de 20 ans, quelques années après le déclenchement de la guerre civile, poursuit une oeuvre de témoignage inspirée tout à la fois de Rabelais, de Kafka et du réalisme magique sud-américain.
Dans la New York Review of Books qui vient de paraître, on trouve une étude passionnante consacrée à trois des livres publiés par Rawi Hage, écrivain né au Liban en 1964 et dont le père tenait une boutique de prêt-à-porter pour dames dans le quartier d’Achrafieh, à Beyrouth.
1964, l’âge d’or du Pays des Cèdres, l’époque où le Liban était décrit comme « la Suisse du Proche-Orient » et où Beyrouth avait des allures de Californie, avec ses voitures américaines rutilantes, ses filles en pantalons corsaires et coiffées en choucroute comme Brigitte Bardot, sa douceur de vivre. Je peux en témoigner : j’y étais.
Et puis, il y a eu la guerre civile, 1975. On a commencé à se tirer dessus à la mitrailleuse, d’immeuble à immeuble. Réfugiés palestiniens contre armée libanaise, chrétiens contre musulmans, sunnites contre chiites, pro-Syriens contre anti-Syriens… Le pays est tombé entre les mains de milices confessionnelles, des seigneurs de la guerre qui contrôlaient un quartier. Toute sorte de truands ont vu la déliquescence de l’Etat comme une occasion de pratiquer le racket, l’enlèvement contre rançon. Le massacre, absurde, alimenté par des puissances voisines, jalouses de la réussite du pays, a duré quinze ans. Il a fait plus de 200 000 victimes civiles, dans un pays qui ne comptait, lors du déclenchement des hostilités, que 4 millions de Libanais.
La revanche littéraire d'un exilé
Comme tant de Libanais, Rawi Hage, qui a assisté à bien des horreurs, a choisi l’exil en 1984. Il a vécu de petits boulots à New York pendant huit ans. Il ne s’y est pas plu. En 1992, il a plié bagage et s’est installé à Montréal. Après avoir suivi une formation de photographe, il s’est mis à écrire. En anglais. Et il a connu le succès. Prix des libraires du Québec pour Parfum de Poussière, Prix IMPAC de Dublin – l’un des mieux dotés du monde : une bourse de 100 000 euros ! Son roman Le cafard fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Belle revanche pour cet ancien chauffeur de taxi !
Certes, Rawi Hage écrit en anglais, mais il le confessait, il y a quelques temps, cet ancien élève d’un collège maronite de Beyrouth est autant nourri de culture française que de poésie arabe. Une de ses traductrices s’est aperçue que l’anglais qu’il écrit est pétri de gallicismes. « Je ne te traduis pas, je rétablis ton français » lui a-t-elle dit.
Comment transmuer une violence absurde en œuvre littéraire ?
Tous ses livres constituent autant de règlements de compte désabusés avec le déchaînement de violence au sein duquel il a été contraint de vivre pendant près de dix ans. La violence le hante. Celle à laquelle il a été confronté, mais aussi, paradoxalement, celles qu’il a refusé de commettre. Dans son roman Le cafard, le narrateur se reproche de n’avoir pas appuyé sur la gâchette alors qu’il tenait son arme sur la tempe de l’assassin de sa sœur. La logique de cette guerre entre voisins, citoyens du même pays, était en effet celle de la vendetta mafieuse.
De manière générale, ses héros sont des personnages qui échappent à la folie ambiante par les moyens de la dérision, du désengagement personnel. Dans De Niro’s Game, disponible en Folio, nous est narrée l’éducation politique et sentimentale de deux garçons qui ne croient plus en rien, et dont l’un finira en milicien maronite, participant au massacre de civils palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila. Alors que leur occupation préférée avait longtemps consisté à foncer à moto dans les quartiers où tombaient des bombes. Hage est parfaitement conscient du risque qu’il y a à décrire la violence en refusant de prendre parti et en choisissant de prendre de l’altitude par rapport au terrain : le risque de l’esthétisme et du cynisme.
... par le recours au baroque ?
Rawi Hage ne cache pas chercher son inspiration du côté du réalisme magique sud-américain. Chez lui, des nonnes supervisent des orgies et des chiens morts discutent théologie. L’humour ravageur de Rabelais, la culture du Carnaval, celle qui met « cul par-dessus tête » sont les moyens littéraires par lesquels on peut moquer les absurdités des croyances et des rites religieux. C’est le biais que l'écrivain a choisi pour tourner en dérision la folie belliqueuse inspirée par les appartenances. Toutes les religions qui ont alimenté ces haines aberrantes entre citoyens d’un même pays en prennent pour leur grade. L’islam dans Carnaval. Mais le christianisme, dans la version maronite que professait la famille de Rawi Hage, n’est pas épargné non plus. Avec son culte aveugle du chef, ses hiérarchies moyenâgeuses, ce dernier est caractérisé comme un proto-fascisme.
Dans Beirut Hellfire Society (La société du feu de l'enfer), que publieront cette année au Québec les éditions Alto, le héros est un croque-mort de Beyrouth-Est (secteur chrétien) que ses amis ont surnommé Pavlov depuis qu’il a eu l’idée de donner aux chiens du quartier un seau d’entrailles humaines, à l’occasion d’une messe d’enterrement. Depuis, les chiens réclament leur pâture chaque fois que sonnent les cloches de l’église. L'humour noir aussi est une manière d'exorciser les fantômes.
De manière générale, Rawi Hage montre comment le Liban étouffait dans son fameux système multiconfessionnel. Ses livres inspirent les Libanais qui, ces jours-ci manifestent pour une citoyenneté nationale – contre la logique des appartenances confessionnelles. Une leçon à méditer dans le monde entier.
par Brice Couturier
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