

Un recueil d'entretiens avec le sage de l'altipiano vient de paraître.
Deux chasseurs alpins italiens qui ont éprouvé de livrer leur témoignage sur la guerre sur le front de l'Est, aux côtés des Allemands, Revelli et Rigoni Stern
Primo Levi, l’auteur de « Si c’est un homme », l’un des livres les plus essentiels sur la réalité des camps d’extermination nazis, écrivait, on le sait, des poèmes. Voici l’un d’entre eux.
« J’ai deux frères avec toute une vie derrière eux / nés à l’ombre des montagnes. / Ils ont appris l’indignation / Dans la neige d’un pays lointain, / Et ils ont écrit des livres qui ne sont pas inutiles. / Comme moi, ils ont supporté la vue / De la Méduse : elle ne les a pas pétrifiés. / Comme ne les a pas pétrifiés / La neige lente des jours. »
Ce poème, Primo Levi, l’avait dédicacé aux « deux frères » en question. Frères en écriture, puisqu’il s’agit de deux écrivains qui furent ses contemporains : Venuto Revelli et Mario Rigoni Stern. Revelli, quelque peu oublié, est pourtant l’auteur d’un livre qui était très lu il y a seulement une génération : Le monde des vaincus. Un livre composé de centaines de témoignages de paysans pauvres habitant le versant piémontais des Alpes, littéralement chassés de leurs terres par l’industrialisation à partir des années 1960.
Revelli et Rigoni Stern ont plusieurs points communs : tous les deux sont nés, comme l’écrit Primo Levi « à l’ombre des montagnes ». Coni au Piémont pour Revelli, là où les Alpes unissent l’Italie à la France ; Asiago en Vénétie, pour Rigoni Stern, une autre région, où les Alpes, cette fois, relient l’Italie à l’espace culturel austro-allemand. Revelli et Rigoni Stern ont tous deux combattu sous l’uniforme des chasseurs alpins italiens sur le front russe, aux côtés des Allemands, durant la Deuxième guerre mondiale. Ils ont participé l’un et l’autre à la bataille du Don et Revelli, officier d’active, est un survivant de Stalingrad.
"Ils ont appris l'indignation"
Ils se sont révoltés contre ce qu’ils avaient vu commettre, par la Wehrmacht, en URSS. Revenus l’un et l’autre de l’enfer par miracle, ils ont adopté la même attitude à la mi-43. Lorsque Mussolini a été destitué, arrêté, puis libéré par les nazis, Revelli et Rigoni Stern ont refusé de poursuivre la guerre aux côtés des nazis. D’obéir à la « République de Salo », cet Etat fantoche soutenu par Hitler dans les zones qu’elle contrôlait et où le chef en titre, Benito Mussolini, n’était plus qu’un pantin entre les mains de son allié.
Revelli est entré dans la Résistance antifasciste armée au sein de l’organisation Giustizia e Liberta. Rigoni Stern, lui, échappé de Russie après une interminable fuite narrée dans son livre, Le sergent dans la neige, avait décidé tout simplement de rentrer chez lui, dans l’altipiano, afin de retrouver sa vie en simple civil. Arrêté sur la frontière italo-autrichienne en septembre 1943, il a été déporté dans un camp de prisonniers en Mazurie.
Dans ce camp, les Allemands avaient fait mourir de faim 50 000 prisonniers de guerre russes. A ces soldats italiens aguerris, on a proposé de rempiler pour sauver leur peau. « Quand ils ont dit : Soldats alpins, faites un pas en avant, retournez au combat !, nous avons fait un pas en arrière. Les autres nous ont suivis. Nous avons été couverts d’insultes et d’injures. Mais nous avions compris que nous étions du côté du tort. Après tout ce que nous avions vu, nous ne pouvions plus être alliés avec les Allemands. (…) Nous avions derrière nous l’histoire qui nous avait ouvert les yeux sur nous-mêmes et sur ceux dont nous disait qu’ils étaient nos ennemis. Ce qu’on nous avait enseigné dans notre jeunesse était faux. Non, il ne fallait pas « croire, obéir, combattre ». Et l’obéissance ne devait pas être ni aveugle, ni immédiate, ni absolue. »
"Des livres qui ne sont pas inutiles"...
Primo Levi avait raison, ses « deux frères » ont écrit « des livres qui ne sont pas inutiles ». Et c’est l’œuvre du second que je voudrais attirer votre attention. Oh pas parce qu’on va célébrer, dans quelques semaines, le dixième anniversaire de sa mort. Je n’ai pas le goût des commémorations. Mais parce qu’un ouvrage en quelque sorte posthume de Mario Rigoni Stern vient de paraître en français.
Sous le titre « Le courage de dire non », l’excellente collection Le goût des idées, qu’anime Jean-Claude Zylberstein, aux Belles Lettres, vient en effet de publier un recueil d’entretiens avec Rigoni Stern. Or, cet auteur étonnant, qui ne se voulait pas écrivain – alors même que certains de ses livres se sont vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et demeurent immensément populaires en Italie, excellait dans la discussion à bâtons rompus. Modeste fonctionnaire au cadastre, il était revenu vivre parmi les siens, dans l’altipiano. Et malgré ses succès d’édition, il vivait retiré dans une maison qu’il avait construite de ses mains, à l’orée de la forêt, dans les environs d’Asiago. Là, il recevait volontiers, sur un banc de bois, intellectuels et journalistes, venus prendre son avis, recueillir ses souvenirs.
La ville d’Asiago a été le théâtre d’une des batailles les plus épouvantables de la Première Guerre mondiale, au cours de la quelle elle fut dévastée et entièrement rasée. « Sur l’Altipiano, disait Rigoni Stern, il n’y avait que des cratères creusés par les obus et les squelettes de pauvres chasseurs alpins (italiens) et Kaiserjäger (autrichiens). Cent mille morts. Puis, les sapins ont repoussé serrés parce que, en dessous, la terre est grasse de leurs cadavres. »
A Asiago, le régime fasciste italien avait construit un gigantesque ossuaire, abritant les dépouilles de 50 000 soldats, italiens et austro-hongrois. Depuis son refuge forestier, assis sur son banc, sous ses arbres, l’écrivain pacifiste avait vue sur ce monument. « Si les 50 000 Italiens et Austro-Hongrois qui sont là-dedans pouvaient sortir et dire ce qu’ils pensent, beaucoup d’idées reçues seraient renversées », disait-il.
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