Le mélange des genres (politique et satire), le relativisme nous ont habitué à ne plus croire en rien.
Plusieurs élections récentes ont montré qu’une partie de l’électorat est attirée par des campagnes qui sacrifient volontiers la vérité. nous serions entrés dans l'ère de la « post-vérité ». Qui est responsable ?
C’est la grande question : d’où souffle ce vent mauvais, qui prétend « assécher le marigot politicien » (slogan commun aux Brexiters et aux trumpistes) ? Comment peut-on faire montre de la plus parfaite mauvaise foi, en suscitant, auprès d’un large public, une totale imperméabilité aux rectifications factuelles ? Que cherche au juste une partie importante de l’électorat en choisissant comme porte-parole de pareils bonimenteurs ?
Et là, les avis divergent. Comme toujours, lorsqu’il est question de caractériser une période historique qui s’ouvre, les anciennes idéologies, déboussolées, se disputent encore l’autorité d’en désigner le sens. Et tant la droite classique, celle des conservateurs, que la gauche, semblent, il faut bien le dire, assez déboussolées. Tout ce qu’elles ont à leur disposition, c’est le concept élastique et (bien peu explicatif) de « populisme ». Et elles ne manquent pas de s’accuser mutuellement d’avoir fait sortir ce diable de sa boîte. Ni ne manquent d’arguments à faire valoir pour accabler l’autre bord d’une situation qui leur échappe.
Les arguments de la gauche, on les connaît : Les populistes « racontent des histoires », afin de manipuler les émotions collectives. Sans souci des conséquences de ces récits à visée purement électoraliste, ils nient la réalité des maux contre lesquels combat vertueusement la gauche.
Niée, la réalité de la pollution, de l’épuisement des ressources, parce que les tenant de la post-vérité sont financés par les industries polluantes. Niée, la responsabilité de la financiarisation du capitalisme dans le creusement des inégalités, parce qu’ils sont les agents de ce même capitalisme. S’il ne s’agissait pas de la gauche, on parlerait de vision complotiste de l’histoire... En outre, ajoute la gauche, les populistes font des promesses démagogiques de démocratie directe, mais ils ne visent qu’à renforcer leur propre pouvoir au détriment des institutions représentatives. C’est pourquoi ils constituent un danger majeur pour la démocratie. Plutôt que de s’attaquer aux maux bien réels qui nous accablent, ils désignent des ennemis imaginaires extérieurs et alimentent la xénophobie.
Les arguments de la droite sont moins connus, mais non moins recevables. De ce côté, on fait remonter le régime de post-vérité, qui s’impose aujourd’hui en politique, au relativisme épistémologique et culturel. Celui qui s’est installé dans les départements de sciences humaines des universités à partir des annnées 1970/80. La « French theory », plus ou moins inspirée par les travaux de Michel Foucault et Jacques Derrida, s’est ingéniée à déconstruire l’idée même de vérité. Elle y est parvenue en rapportant toute tentative d’élucidation à « l’épistémé », ou au « paradigme » sous-jacent du moment qui est censé la produire ; en réduisant tout savoir au reflet d’un rapport de pouvoir ; en focalisant l’attention sur les discours et les signifiants, au détriment des contenus, afin de suggérer que ces derniers se valent tous. Aux yeux des déconstructivistes, postuler l’existence d’une vérité et notre capacité à l’atteindre est une lubie positiviste, une naïveté d’un autre âge, une rechute cartésienne.
En matière de vérité, est-il admis, chaque groupe social a la sienne chacun a son propre « récit », et les plus respectables sont ceux qui émanent de groupes « victimisés », ou « dominés », puisqu’ils viennent combler une quête légitime de reconnaissance et de réparation.
C’est la thèse qu’insinue Andrew Calcutt dans un article publié par Newsweek et traduit par le site francophone The Conversation, intitulé « Comment la gauche libérale a inventé la « post-vérité ». Et Calcutt, enseignant en journalisme, n’a pas tort d’accuser, sur la lancée, les écoles de journalisme, d’avoir abandonné l’objectif de l’objectivité, au profit du « journalisme d’attachement ». Il a raison aussi de s’en prendre au « story-telling » des spin-doctors (désolé pour les anglicismes), dont aura abusé un Tony Blair. « Le gouvernement, écrit-il, s’est transformé en bureau de relations publiques. » Il a fourni aux médias de belles histoires, écartant les faits – rébarbatifs – au profit de brillantes légendes. Toute une génération de politiciens aura ainsi contribué à dévaloriser la parole politique. Et par une ironie de l’histoire, c’est peut-être bien Bill Clinton qui aura creusé la fosse où est tombée son épouse Hillary.
On peut ajouter, comme nous y invite le chroniqueur canadien Stephen Marche dans un article paru, la semaine dernière dans le Los Angeles Times, certains traits de la culture contemporaine. La moquerie généralisée, le parti-pris systématique de la dérision portent aussi leur part de responsabilité dans la mise en acceptabilité de la post-vérité. « La condition de post--vérité dans laquelle le trumpisme s’est épanoui, écrit Stephen Marche, a ses racines dans la satire de gauche. » La télévision nous a habitués à mêler la parodie à la réalité, les intermèdes comiques aux interviews politiques. « Les satiristes politiques et leur public, écrit-il encore, ont transformé les informations en une vaste blague. Quel que soit leur propre politique, ils ont contribué à l’état post-factuel où est tombé le discours politique aux Etats-Unis. »
Et de rappeler comment le tombeur de Matteo Renzi, Beppe Grillo, a commencé sa carrière : par la satire politique. A force d’encourager les comiques à se moquer des politiques, on finit par laisser le pouvoir politique aux comiques.
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