Les manipulateurs d'opinion sont à l'oeuvre, afin de déstabiliser nos démocraties. Cyniques et experts en technologies numériques; ils sont vraiment dangereux.
L’auteur du troisième livre que je voudrais recommander à nos auditeurs en ce début d’année, est un habitué de cette émission, Giuliano da Empoli. Il a publié, cette année, chez Lattès, un ouvrage, vivant et clair, très éclairant sur les technologies de manipulation de l’opinion. Son titre : Les ingénieurs du chaos. C’est une enquête fort bien menée sur les fameux « spin-doctors » ou « technologues de la politique », comme on dit en Russie.
Les nouveaux docteur Fomalour de la politique
Ces gens, qui se nomment Steve Bannon, Milo Yannopoulos, ou Arthur Finkelstein sont parvenus à faire triompher aux élections des thèmes ou des candidats inattendus et invraisemblables. L’auteur les appelle « les nouveaux docteurs Folamour de la politique. »
Agréger les colères et les peurs.
Ce sont d’abord des champions de l’algorithme, puis des géomètres des passions populaires, experts en théories complotistes. Le fond de leur technique consiste à agréger des colères et des peurs, afin de les transmuer en mouvements d’opinion.
Mais leur arme capitale, c’est la dérision, la bouffonnerie, contre laquelle l’argument rationnel ne peut que venir s’écraser. On pense à l’épisode de Black Mirror, intitulé le Show de Waldo, qui montre l’impuissance des politiciens classiques, normaux, face à l’humour déstabilisateur d’un personnage virtuel, sarcastique, vulgaire et méchant – en l’occurrence, un petit ours manipulé par un comédien raté, en quête de revanche sur la vie.
5 Etoiles et le "laboratoire italien".
L’Italie a été le laboratoire politique du monde, explique da Empoli. Il n’est donc pas étonnant que son livre commence par ce pays. Car c’est là qu’ont été expérimentés, en avant-première, par un informaticien, Gianroberto Casaleggio, les nouvelles techniques de manipulation de masse.
Il a conçu un software qui permettait d’organiser des discussions sur le thème de la corruption des élites. Un algorithme repère les slogans les plus repris. L’allure générale du site paraissait entièrement libre et déstructurée. En réalité, Casaleggio contrôlait son architecture de manière obsessionnelle. Sa théorie ? « Une fourmi ne doit pas savoir comment fonctionne la fourmilière. »
« Les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos, écrit da Empoli, donnent _à chacun l’impression d’être au cœur d’un soulèvement historique__, d’être enfin devenu acteur de l’histoire._ » Ainsi naquit le Mouvement 5 Etoiles. »
Une vocation totalitaire.
« Le mouvement 5 Etoiles a une vocation explicitement totalitaire, écrit Giuliano da Empoli, dans le sens qu’il prétend représenter non pas une partie, mais la totalité du peuple. » Il ne cherche pas vraiment à entrer dans le jeu parlementaire classique – un système qu’il juge dépassé, mais à « conduire l’Italie vers un nouveau régime politique : la démocratie directe, dans laquelle les représentants des citoyens disparaissent » et où les décisions sont censées émaner directement du « peuple », qui s’exprimerait à tout moment, grâce aux sites... contrôlés par le mouvement.
Comme on sait, à présent, les Cinq Etoiles ont pâli en Italie. Et c’est un populisme plus classique, clairement situé à l’extrême droite, celui de Matteo Salvini, qui a directement bénéficié de la désaffection de ses électeurs.
La rage, le levier grâce auquel installer des populistes aux commandes...
Pour prendre le pouvoir, ils misent sur à la rage, selon da Empoli, « l’affect narcissique par excellence, qui naît d’une sensation de solitude et d’impuissance. » Plus les gens se sentent menacés par des phénomènes qu’ils ne comprennent, ni ne contrôlent, plus ce ressort est puissant.
L’art des spin-doctor populistes consiste à amplifier cette rage et à la diriger contre ce qu’ils appellent « les élites » - élus, experts, représentants d’une institution, porteurs d’uniformes… Le jeu de massacre prend pour cible tout détenteur d’une autorité.
La rage est un bon moyen d’accrocher l’attention des surfeurs de l’Internet. « Là, vous allez être vraiment scandalisé », leur promet-on ici. « Attendez-vous au pire avec cette histoire », ailleurs. Les réseaux sociaux entretiennent spontanément l’indignation et la colère. Les ingénieurs du chaos connaissent l’art d’exacerber les conflits, leur objectif, c’est la polarisation. Ils sèment les germes de la guerre civile, afin de récolter les fruits du ressentiment. Les « épidémies de colère » qui déstabilisent nos démocraties sont entretenues par des opérateurs parfaitement conscients de ce qu’ils font.
Une droite radicale nouvelle, vulgaire, outrancière et disruptive.
Prenez Steve Bannon, le maître ès-com de Trump ; ou Milo Yannopoulos. Voilà des personnages authentiquement disruptifs. Ils adorent choquer, transgresser, scandaliser. La droite radicale nouvelle, celle de l’ère d’Internet ne ressemble en rien à celle d’autrefois. Elle cultive la vulgarité, fanfaronne, défie les conventions. Et ça plaît !
Le plus grand danger qui menace nos démocraties libérales, conclut l’auteur de ce livre, Les ingénieurs du chaos, c’est la fusion des populismes d’extrême droite et d’extrême gauche. Et dans le contexte chaotique qui est à présent le nôtre, il suffit d’un événement infime, inattendu, d’un cygne noir, pour précipiter ce cocktail. Il peut se révéler détonnant.
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