Et cela vaut désormais aussi pour les Etats-Unis...
Imposer la démocratie peut déchaîner des haines inter-ethniques.
La politologue américaine Amy Chua s’est fait connaître par son apologie de l’éducation à l’asiatique. Elle est l’auteur du best-seller mondial, « L’hymne de bataille de la mère tigre », publié en français par Gallimard en 2011. Mais elle n’est pas que ça…
Oui, elle est aussi l’auteur d’un essai qui a fait couler beaucoup d’encre au moment de sa parution, Le monde en feu. Violences sociales et mondialisation. (Le Seuil) Ce livre est paru en anglais en 2002. George W Bush venait de déclarer « la guerre à la terreur » qui allait entraîner les Etats-Unis dans une série d’interventions militaires destinées à imposer la démocratie et le capitalisme. Et Amy Chua mettait en garde : c’est, disait-elle, la meilleure façon d’attiser les haines inter-ethniques et de créer l’instabilité.
Elle récidive ce mois-ci dans un article paru dans la revue Foreign Affairs. Les pays développés, Etats-Unis en tête, écrit-elle, continuent de penser les affaires du monde à travers les concepts en vigueur chez eux : l’Etat-nation et ses relations avec d’autres, la primauté de l’intérêt économique. Ils imaginent que le monde entier ressent le même élan spontané vers l’individualisme capitaliste et la citoyenneté démocratique. Ils ne comprennent pas que pour les autres peuples du monde, les appartenances sont rarement nationales, mais bien plutôt ethniques, régionales, religieuses, sectaires, basées sur l’existence de clans. Or, les appartenances de cette nature comportent une part d’irrationnel.
Cette incapacité des Américains à prendre en considération cette dimension explique bien des erreurs désastreuses de leur politique étrangère.
Au Vietnam, ils croyaient combattre le communisme et l’expansionnisme chinois. Mais pour les Vietnamiens, qu’ils soient du Nord ou du Sud, le communisme n’était qu’un prétexte à chasser les Américains. Et ceux-ci ignoraient la lutte millénaire du peuple vietnamien contre la Chine. Or, aussitôt après avoir défait les Etats-Unis, les deux nations sont entrées en guerre.
Washington est complètement passé à côté de la réalité ethnique vietnamienne. A l’époque, une diaspora chinoise, les Hoa, qui parlent cantonais, contrôlait environ 80 % du commerce et de l’industrie du Sud. Plus Washington intensifiait sa présence militaire au Vietnam, plus les Etats-Unis enrichissaient les membres de cette minorité ethnique, parmi laquelle se recrutait la majorité des fournisseurs de son armée. La propagande du FNL s’en est servie beaucoup. Les Américains demandent aux Vietnamiens du Sud de se faire tuer pour les intérêts de la riche minorité chinoise, répétait ses militants.
De même, en Afghanistan, les Etats-Unis ont débarqué en ignorant tout des subtils équilibres ethniques qui composent la mosaïque locale. Les pachtounes dominaient traditionnellement le pays jusqu’à la chute de la monarchie en 1973 et l’intervention soviétique de 1979. En 1992, une coalition, contrôlée par des Tadjiks et des Ouzbeks s’est emparée du pouvoir. Lorsque les troupes américaines ont débarqué à Kaboul, elles ont immédiatement obtenu le soutien de l’Alliance du Nord, une alliance anti-pachtounes de seigneurs de la guerre tadjiks et ouzbeks. Dans l’armée afghane, montée et équipée par les Etats-Unis, 70 % des hauts gradés appartenaient à ces deux ethnies. D’où l’amertume et l’hostilité des pachtounes qui disaient des tadjiks : eux, ils prennent les dollars, nous les balles. Le mouvement des talibans est la forme politique prise par la résistance pachtoune.
Le même genre d’erreur a été commis initialement en Irak.
Oui, car les sunnites, largement minoritaires, y étaient aux commandes du pays depuis son appartenance à l’empire ottoman. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner qu’une démocratisation trop rapide, des élections au suffrage universel, loin de contribuer à forger un sentiment national, allaient porter au pouvoir une majorité chiite avide de revanche. Imposée, la démocratie a engendré les conditions d’une guerre religieuse. Et in fine, à la création du fameux « Etat islamique », forme radicale prise par la résistance sunnite au pouvoir revanchard des chiites. Mais cette fois-ci, les Américains ont enfin pris conscience de la dimension ethno-sectaire du conflit. Et leurs responsables militaires sur place sont parvenus à forger une alliance entre les modérés des deux camps contre leurs propres extrémistes.
Aux Etats-Unis aussi, une "tribu" blanche qui se sent menacée s'en est prise aux "élites costales". Elle a porté Trump à la Maison blanche...
C’est toujours la même chose, écrit Amy Chua, quand une communauté se sent vulnérable et menacée, elle resserre les rangs, s’isole et devient défensive. Or, les Etats-Unis eux-mêmes, sous l’influence du multiculturalisme sont en train de devenir une nation de tribus.
Les blancs, qui ont dominé la vie économique et politique du pays depuis sa création sont anxieux de se savoir bientôt minoritaires. Dans l’Amérique profonde, ils se sentent méprisés par les « élites costales » qui dominent les secteurs-clés de l’économie, y compris Wall Street, les médias et la Silicon Valley.
Ces élites, si elles ne recrutent dans aucune ethnie en particulier, sont cependant culturellement distinctes du reste de la population. Elles vivent de manière « insulaire » se marient entre eux, s’auto-reproduisent grâce au capital social accumulé. Contre elles, s’est développé un fort sentiment anti-establishment qui, aux Etats-Unis, ne prend pas la forme d’une haine des riches ; car tout le monde aspire sinon à le devenir, du moins à ce que ses enfants le deviennent. Mais le fait que la mobilité sociale ait fortement reculé et que les classes moyennes inférieures s’appauvrissent est ressenti comme la conséquence de choix faits par les élites. C’est pourquoi les laissés-pour-compte se sont reconnus dans les mauvaises manières et le politiquement incorrect de Donald Trump. C’est un dirigeant tribal et revanchard.
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