En 2016, Donald Trump a gagné les élections en promettant de désengager les troupes américaines d'un Moyen-Orient qui n'intéresse plus les Américains, auto-suffisants en gaz et en pétrole. Pourquoi avoir provoqué l'Iran aujourd'hui, en assassinant le général Suleimani, personnalité-clé du régime ?
En ordonnant l’assassinat ciblé du général Qassem Suleimani, l’homme le plus puissant d’Iran après le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, que cherche au juste le président américain ?
Suleimani, stratège de l'expansion iranienne au Moyen-Orient
Il s’agissait d’abord, selon Michael Young, du think tank Carnegie Endowment, d’un message adressé autant aux dirigeants iraniens, qu’à ceux de l’Irak. Trump a fait savoir à ces derniers l’agacement de Washington face à l’omniprésence iranienne dans leur pays. D’où le lieu choisi pour cette exécution par drone : l’aéroport de Bagdad. Une manière de protester contre les allées-et-venues d’un militaire d’un tel niveau de responsabilité dans le pays voisin.
Plus généralement, l’administration américaine voudrait marquer un coup d’arrêt à l’expansion iranienne au Moyen-Orient. Une expansion qu’incarnait le général Suleimani, qu’on a vu intervenir auprès des supplétifs militaires et politiques pro-iraniens, du Liban au Yémen, en passant par la Syrie et l’Irak.
La stratégie du "pivot vers l'Asie" compromise ?
Selon Richard Haas, le président du Council on Foreign Relations, il s’agit d’une "bourde inexcusable". Le Moyen-Orient est un théâtre miné, et qui ne présente aucun intérêt pour les Américains. La guerre, lancée contre Saddam Hussein en 2003, était une erreur, reconnaît cet ancien conseiller de George W. Bush. Il y avait bien d’autres moyens, moins coûteux, de contenir Saddam Hussein et sortir du guêpier irakien s’est révélé bien compliqué. Obama a bien fait d’entamer le "pivot vers l’Asie". Les Américains sont auto-suffisants en pétrole et en gaz grâce aux techniques d’extraction des gaz de schiste. Le XXIe siècle se jouera en Asie, pas au Moyen-Orient et Wahington ferait mieux par conséquent de se préoccuper des ambitions chinoises en Asie comme des menaces russes en Europe. En outre, poursuit Haas, Trump a été élu sur un programme de recentrage des Américains sur leurs propres problèmes, d’où la popularité du slogan « America first ».
Mais, pour lui, ce sont les Iraniens qui portent la responsabilité du changement de ton à Washington. L’administration Trump ne pouvait assister les bras croisés aux attaques de pétroliers dans le Golfe ou de raffineries en Arabie saoudite. Il en allait de la crédibilité de l’alliance américaine auprès des alliés dans la région. En outre, les Républicains sont particulièrement sensibles à la sécurité de leurs représentations diplomatiques dans le monde. En s’en prenant à l’ambassade américaine de Bagdad, la semaine dernière, les chiites irakiens, soupçonnés d’agir sous l’influence de l’Iran, ont réactivé le traumatisme de la prise d'otages du personnel diplomatique américain à Téhéran en novembre 1979.
Le régime des mollahs renforcé plutôt que fragilisé par cette élimination ?
« Trump prétend avoir ordonné cet assassinat pour éviter une guerre », écrit Djavad Salehi-Isfahani, un économiste réputé, spécialiste du monde arabo-persan. Mais il risque au contraire d’en déclencher une. Il a très mal mesuré les conséquences prévisibles de cet acte parce qu’il ne connaît rien à l’Iran. Après avoir dénoncé l’Accord sur le désarmement nucléaire conclu par son prédécesseur, il a imaginé provoquer l’effondrement du régime des mollahs en exerçant ce qu’il a qualifié de « pressions maximales ».
Or, le régime tient bon. Non seulement, les manifestations de rues récentes ont été réprimées avec une telle violence qu’elles ne peuvent pas déboucher sur la révolution désirée par les Américains, mais ce genre d’exécution ne peut que contribuer à renforcer la popularité des durs du régime dans l’opinion, comme l'ont démontré les manifestations qui ont suivi cette exécution.
Et Salehi-Isfahani cite en conclusion de son papier George Orwell : « Une conception erronée finit par buter sur une solide réalité, généralement sur le champ de bataille. »
Le piège d'une guerre ouverte sera-t-il évité par Téhéran ?
Les commentateurs consultés reconnaissent tous deux choses. Certes, la gamme des moyens disponibles du côté iranien est étendue. Cependant, même les éléments les plus durs au sein du leadership iranien veilleront à ne pas déclencher une guerre ouverte avec les Etats-Unis. Car tel n'est pas leur intérêt, étant donnée la disproportion des forces.
La guerre ouverte, c’est le piège dans lequel tous ses ennemis voudraient voir tomber l’Iran. Les dirigeants sunnites du Golfe, bien sûr, mais aussi Nétanyahou rêvent d’entraîner les Américains dans une confrontation ouverte avec Téhéran.
En vérité, cela fait des décennies qu’Américains et Iraniens sont en état de guerre larvée, estime Shlomo Ben-Ami. Bien d’autres assassinats ciblés ont visé des responsables de milices chiites pro-iraniennes, comme ce fut le cas d’Imad Moughiniyiah, le chef d’état-major du Hezbollah, tué en 2008. Et de son côté, l’Iran est impliqué dans de nombreux attentats, comme celui commis contre le Centre communautaire juif de Buenos Aires de 1994 - auquel Suleimani est soupçonné d’avoir participé. Comme il l’est aussi dans l’attentat commis contre un car de touristes israéliens, en Bulgarie, en 2012.
L'exécution de Suleiman ne changera pas le jeu, l'élection d'un nouveau président américain peut-être...
Frappés par les sanctions américaines, l’Iran mène une guerre d’usure contre les alliés des Etats-Unis dans tout le Moyen-Orient. Il a profité de la guerre civile en Syrie et au Yémen pour renforcer militairement les différentes milices qui lui servent de supplétifs. Et il tend à rapprocher des forces militaires aussi près que possible de la frontière israélienne...
L'exécution de Suleiman n’est pas de nature à changer le jeu au Moyen-Orient. Car une réaction disproportionnée de la part de l’Iran risquerait d’entraîner une escalade dont l’aboutissement pourrait bien être de chasser les forces iraniennes de Syrie. Ce qui ne serait pas pour déplaire aux Russes.
De toute façon, les dirigeants iraniens attendront pour décider d'une stratégie envers les Etats-Unis et leurs alliés l'élection présidentielle américaine de novembre. En espérant avoir à faire à un nouveau président, démocrate et moins imprévisible...
par Brice Couturier
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