A l'aube de cette nouvelle décennie, même les économistes les plus prestigieux rivalisent de prévisions et de préconisations. Qu'appelle-ton stagnation séculaire ? Si elle était avérée, celle-ci nous condamnerait-elle à une productivité molle ? Les années 2020 seront-elles une "décennie perdue" ?
C’est bien connu : la manière la plus courante de tenter d’annoncer l’avenir est de prendre en considération les dernières tendances constatées et d’extrapoler. C’est ce que fait Jim O’Neill, professeur à l’université de Sheffield en Grande-Bretagne : "On appelle de plus en plus les années 10, « une décennie perdue ». Parce qu’un grand nombre de pays ne sont pas parvenus à réaliser leur croissance potentielle."
La croissance mondiale, au cours de cette décennie écoulée, aura été d’environ 2,5 % l’an. Si une amélioration de la productivité n’intervient pas dans les années prochaines, il devrait en être de même durant ces années 2020. C’est dire que la croissance restera relativement faible, compte tenu de la démographie de la population mondiale (qui croît de 1,2 % l’an). Et cette langueur interroge.
Pourquoi l’économie mondiale se traîne-t-elle ?
Jim O’Neill détaille, région par région. L’Europe et le Japon ont des populations vieillissantes. Le nombre de personnes au travail va y diminuer, tandis que le poids des pensions de retraite et des dépenses de santé pèsera sur les budgets nationaux. Les performances économiques européennes ont été décevantes dans les années 2010. Elles devraient l’être au moins autant dans la décennie qui s’ouvre. Ce n’est pas de ce côté que peut venir la croissance.
La Chine, locomotive de la croissance mondiale depuis une vingtaine d’années, ne peut plus compter sur l’armée de réserve des travailleurs venus de la campagne.
Jim O’Neill : Une nouvelle décélération de la croissance est hautement prévisible, en raison des réalités démographiques.
La croissance réelle devrait néanmoins atteindre entre 4,5 et 5,5% l’an durant les dix prochaines années. L’empire du Milieu bénéficiera des investissements massifs consentis dans des domaines stratégiques. Cela lui permettra de compenser l’absence d’un nouvel appoint de main-d’œuvre.
Aux Etats-Unis, le potentiel de croissance ne dépasse pas 2 % l’an. Depuis plusieurs années, le pays utilise à fond toutes les recettes (keynésiennes) connues pour booster sa croissance : quantitative easing (QE), création monétaire à tout-va, taux d’intérêt à zéro et déficits budgétaires massifs… Et malgré une mobilisation impressionnante de la force de travail – le taux de chômage actuel est le plus bas depuis un demi-siècle, la croissance américaine reste molle. Le principal sujet d’inquiétude : la productivité n’y progresse pratiquement plus.
"Stagnation séculaire" : une analyse controversée
Depuis quinze ans que l’on constate ce phénomène, il a donné lieu à des controverses entre experts.
Larry Summers et Robert Gordon invoquent une tendance de fond qu’ils ont baptisée « stagnation séculaire ».
Pour eux, la forte croissance de l’après-guerre en Occident était due à des facteurs conjoncturels qui ne se reproduiront pas. L’entrée massive des femmes sur le marché du travail, l’élévation continue du niveau d’éducation : ces facteurs auraient atteint leur pic. Les ratios dettes publiques sur PIB : les dettes étaient tolérables, et même bénéfiques, lorsqu’elles provoquaient une croissance grâce à laquelle les états pouvaient les rembourser rapidement. Ce n’est plus le cas actuellement. Mais surtout, d’après Gordon, les fameuses "révolutions technologiques" dont on attendait de spectaculaires progrès de la productivité du travail n’ont pas tenu leurs promesses. On se souvient de la fameuse boutade de Robert Solow, Prix Nobel d’économie 1987 : « On voit partout qu’on est entrés dans l’âge de l’ordinateur. Sauf dans les statistiques… »
Selon Robert Gordon, la plupart des grandes innovations récentes n’ont pas créé de nouvelles activités, ni boosté celles qui existaient déjà. Elles se sont contentées de déplacer le nœud d’activités déjà existantes. Exemple : le commerce en ligne n’a pas fait progresser le commerce.
D’autres, comme Brynjolfsson et McAfee, les auteurs du Deuxième Age de la machine, estiment au contraire que les innovations récentes n’ont pas encore produit tous leurs effets, mais que l’avenir est prometteur. L’économie mondiale n’a pas encore connu le boom de la productivité, mais celui-ci nous est promis.
Croissance ou décroissance ?
Reste à s’interroger, comme le font certains, sur l’intérêt d’une croissance soutenue de l’activité économique dans un contexte de réchauffement climatique. Faut-il prôner la décroissance ?
Non, répondent deux fameux économistes, Joseph Stiglitz, à gauche, et Michael Boskin, à droite. « Si la croissance économique n’existe plus, écrit Stiglitz, plusieurs milliards de personnes demeureront privés d’une alimentation suffisante, d’un logement, de vêtements, d’une éducation et de soins médicaux. » Il faut favoriser un développement vertueux, visant la neutralité en carbone, comme le font les Européens.
Boskin, lui, s’en tient au théorème de John F. Kennedy : « La marée montante soulève tous les bateaux. » Aujourd’hui, la croissance est encore trop faible pour améliorer le quotidien des pauvres des pays riches. Il en faut davantage… Mais Boskin estime que la réalité de la croissance économique est actuellement mal évaluée. Nombre de services proposés par l’économie numérique, parce qu’ils sont gratuits, ne sont pas suffisamment pris en compte.
par Brice Couturier
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