Dans son livre, Libérer le peuple. Histoire de la démocratie, John Dunn entend démystifier certaines prétentions de la démocratie occidentale.
L'histoire de la démocratie, revisitée à la lumière du déclin de l'Europe.
Jusqu’à une période récente, l’histoire de la démocratie se confondait souvent avec celle de l’Europe. C’est de cette manière, en tous cas, qu’on l’écrivait. Sur le mode triomphal d’un glorieuse Odyssée. Partie d’une cité-Etat grecque cinq cents ans avant notre ère, l’aspiration à la liberté aurait germé durant bien des siècles avant de s’épanouir enfin en tant que "gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple". Et cette formule définitive serait destinée à se répandre au monde entier par la juste aspiration des peuples à la liberté. On va le voir : l’ouvrage récent, « Libérer le peuple. Histoire de la démocratie » de John Dunn adopte un point de vue bien différent. Et ce changement de perspective en dit beaucoup sur notre époque.
Il témoigne de deux phénomènes. Et d’abord le décentrement de l’Occident, la provincialisation de l’Europe. Il est dorénavant malséant de persister à écrire que ce sont les anciens Athéniens, qui ont inventé la démocratie. Ce titre de gloire devrait être, pense-t-on, mieux partagé. La Déclaration des droits britannique de 1689, la Constitution américaine de 1788, ou encore notre Déclaration des Droits de l’homme de 1789…, il est devenu arrogant de prétendre qu’ils aient pu constituer des jalons aussi décisifs qu’on le disait autrefois. L’accusation d’occidentalocentrisme n’est pas loin…
Consultez la page Wikipedia en anglais History of Democracy. Elle est fort bien rédigée. Mais elle est précédée de cet avertissement : « la neutralité de cet article est questionnable, parce qu’il comporte un biais systématique. Il traite principalement de l’Europe et ne représente pas un point de vue mondial sur le sujet. » Ce qui est du reste inexact. Ses auteurs ayant pris soin de calmer les campus en consacrant des paragraphes aux systèmes d’assemblées ayant régi le sous-continent indien, ou aux conseils de chefs de tribus chez les Iroquois.
Quand le peuple donne le pouvoir à des bouffons, la démocratie perd de sa crédibilité.
Outre cette volonté de minimiser le rôle historique de l’Europe, qui accompagne comme une ombre son déclin sur la scène de l’histoire contemporaine, il y a ces doutes, nouveaux, sur le destin même de la démocratie, sur les privilèges que lui vaudrait sa supériorité.
L’arrivée au pouvoir, dans le cadre des procédures démocratiques, de personnages aussi embarrassants que Donald Trump, Matteo Salvini, ou Boris Johnson alimente une méfiance toute nouvelle : comment des nations aussi éclairées ont-elles pu se choisir de pareils dirigeants ?
Face à ces bouffons, les hommes à poigne, nouveaux autocrates, Poutine, Erdogan, Bolsonaro, indifférents aux libertés publiques, paraissent dominer la situation. Seraient-ils mieux adaptés à l’époque ? En développant impunément leurs réseaux au sein même des démocraties, certains confirment paradoxalement la thèse de selon laquelle ces dernières sont décidément fragiles et vulnérables. Puisqu’elles se laissent miner de l’intérieur par des puissances étrangères…
"Libérer le peuple. Histoire de la démocratie", un livre significatif de ce changement dans la manière dont on appréhende cette histoire.
D’abord, comme il l’annonce, John Dunn entend considérer la démocratie non pas de l’intérieur et selon ses propres standards, mais « d’en haut », en refusant d’accorder des privilèges particuliers à l’Europe, et même à l’Occident. Du coup, la démocratie lui apparaît comme un phénomène récent, réversible. Et largement fondé sur des malentendus.
Et d’abord parce qu’il n’y pratiquement rien de commun entre la manière dont se gouvernaient les anciens Grecs et nos régimes politiques à nous. A ses yeux, l’emploi du vieux mot grec demokratia serait même une imposture.
La démocratie athénienne est née comme un expédient politique destiné à régler le conflit qui opposait les propriétaires terriens aux familles pauvres et endettées. Son fondateur, Solon, aurait libéré les pauvres de leurs dettes, en leur refusant le partage des terres. Ensuite, Clisthène, renversant les aristocrates, aurait doté Athènes de ces fameuses institutions dites démocratiques. A savoir qu’un petit nombre de citoyens actifs – trente mille hommes sur trois cent mille personnes vivant dans la cité-Etat – désignaient un Conseil de cinq cents membres, la Boulé. Cinquante, tirés au sort parmi les dix tribus constituant l’organisation sociale d’Athènes, formaient un Conseil.
Nous autres, modernes, nous aurions usurpé ce mot, démocratie. Aux yeux de John Dunn, il s’agit d’un « abus de langage ». Ce que nous appelons démocratie, c’est un transfert de pouvoir à une petite élite qui va gouverner, durant une période définie, en notre nom. Une idée qui aurait fortement déplu aux Athéniens, habitués à régler leurs affaires les plus importantes, entre citoyens, sur l’Agora. Nous autres, écrit-il, nous faisons « notre choix dans un menu que nous ne pouvons modifier ».
L'équipe
- Production