

La vie qu’on menait en Allemagne de l’Est et les bouleversements vécus par ses habitants lors de la réunification avec l’Allemagne fédérale en 1990 ont inspiré de très grands romans. Ils ont même donné naissance à un genre littéraire à part entière : le Wenderoman, ou roman du tournant.
Contrairement à ce qu’on prétend souvent ici, les auteurs du Wenderoman ne manifestent guère de nostalgie pour les demi-vies grisâtres qu’on menait sous la dictature communiste, sous prétexte qu’elle fut le cadre de leur jeunesse. D'ailleurs, Die Linke, le parti d'extrême gauche, n'a aucun succès dans les anciens Länder de l'Est. Mais tous évoquent le choc existentiel traumatisant que fut pour eux, et dans tous les domaines, le passage de la pénurie à l’opulence, de la contrainte qui rassure, à la liberté dont l'excès soudain peut se révéler déroutante.
Chroniques de la vie quotidienne en RDA
Quand la lumière décline de Eugen Ruge (Les Escales) emprunte les chemins de la saga familiale pour décrire les séductions et les désillusions du communisme à travers le temps. Des tranches d’histoire allemande.
Il fixait les oreilles toutes rouges de l’homme devant lui, jamais il ne vivrait un concert des Rolling Stones en live, jamais il ne verrait Paris, Rome, ou Mexico, ni Woodstock, pas même Berlin-Ouest, avec ses manifestations où les gens défilaient tout nus […] rien de tout ça parce qu’entre ici et là-bas, entre ce monde et l’autre, entre le petit monde étriqué où il serait contraint de passer sa vie et l’autre monde, grand et vaste, où se trouvait la vraie vie ; parce qu’entre ces deux mondes, il y avait une frontière que lui, Alexander Umnitzer, allait bientôt devoir surveiller.
Eugen Ruge, Quand la lumière décline, Les Escales
Je ne suis pas venu à bout de La tour de Uwe Tellkamp (Grasset) . C’est prodigieux, peut-être génial. Mais on étouffe dans cette reconstitution minutieuse de la vie dans "l’anormale normalité" d’une démocratie populaire, pour reprendre la formule de Konwicki. Les objets d’époque semblent envahir les pages, comme dans un film en costumes d'époque. L’auteur a composé son ouvrage – près de mille pages ! – en recueillant des centaines de témoignages. On s'y perd un peu...
Mais le dernier de ces romans "made in DDR" Peter Holtz, Autoportrait d’une vie aventureuse (Fayard) est le plus savoureux, parce que son auteur, Ingo Schulze, s’est manifestement inspiré du mythique Brave soldat Chveik publié par le Tchèque Jaroslav Hasek au lendemain de la Première Guerre mondiale. A moins que ce ne soit du sympathique Forrest Gump, incarné par Tom Hanks dans les années 90. Mais Ingo Schulze ne cache pas que son modèle est local : Les aventures de Simplicius Simplicissimus, un roman picaresque publié peu après la guerre de Trente Ans, dont le héros est un nigaud.
Comme ce dernier, Peter Holtz, est un naïf, dont le regard candide révèle malgré lui les absurdités de l’histoire qu’il traverse. Comme Chveik, Peter Holtz se conforme, avec un angélisme naïf, aux principes qu’on lui a inculqués. Elevé dans les idéaux du communisme, il entame la série de ses exploits en refusant de payer au restaurant, sous prétexte que l’argent ne devrait pas compter dans les rapports entre les gens. Il exaspère ses amis en répétant les slogans du parti.
Lorsque la perspective de l’unification des deux Allemagnes devient une réalité, il s’y convertit parce qu’il imagine que c’est l’Allemagne de l’Ouest qui va adopter "le vrai socialisme", celui des conseils ouvriers, qui est en train d’éclore à l’Est ; et que ce sont les Occidentaux qui rêvent de venir visiter la RDA, qui est, malgré tout, un paradis, comparé à la RFA...
Le regard d'un Idiot sur l'Allemagne réunifiée
Au moment précis de la réunification, il est renversé par une voiture pour avoir voulu - quel lourd symbole - ramasser un drapeau de la RDA, abandonné dans la rue par des manifestants qui s'en vont applaudir Helmut Kohl ; ils appellent ce dernier "le Père Noël"... Holtz passera ces journées historiques dans le coma. Et c'est le seul moment du roman où il abandonne provisoirement sa fonction de narrateur.
Mais comme Forrest Gump, Peter Holtz est toujours, malgré lui, là où l’histoire se passe, témoin parfaitement inconscient des enjeux comme des réalités politiques qu’il côtoie. Ce qui ne l'empêche pas de les rapporter et commenter. Il y joue d’ailleurs lui-même souvent un rôle, mais jamais celui qu’il croit. Parfois, ses commentaires et ses discours sont tellement à côté de la plaque que ses accompagnateurs le prennent pour un humoriste qui se livre à des parodies.
Mais ce qui rend le personnage irrésistible, c’est que Peter Holtz, comme Forrest Gump, est constamment au premier degré, honnête et de bonne foi, dans un monde où tous les autres ont des agendas secrets et cachent leur jeu. En ce sens, il est un authentique produit de la RDA communiste. Il, est du reste, présenté durant la moitié du roman comme un orphelin, élevé par l’Etat dans les idéaux du socialisme.
L’autre charme de ce livre formidable, c’est que le regard ingénu de ce héros, - communiste et chrétien à la fois, parce que, à ses yeux, c’est le même idéal de partage et de communauté - ne se contente pas de révéler les mensonges du régime communiste avant la réunification. Il met aussi à nu les hypocrisies du monde capitaliste, et en particulier le rôle absurde et dégradant qu’y joue l’argent.
Car, ce héros nigaud va - et ce n'est pas la seule ironie de cette histoire - devenir millionnaire dans le monde du capitalisme triomphant ; là encore tout-à-fait malgré lui et en persistant à croire réaliser ainsi les idéaux du socialisme... ; il se mêle - malgré lui et parce qu'il ne peut pas faire autrement - de spéculation immobilière, de galeries d’art et de prostitution… C’est éblouissant, hilarant, intelligent. Un cadeau de Noël idéal pour une personne cultivée, politisée et qui s’intéresse aux choses allemandes…
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