"Je crois que si on était libre sexuellement, si chaque homme et chaque femme pouvait vivre ses passions, la guerre prendrait fin..." écrit Omar Youssef Souleimane, jeune écrivain syrien exilé en France, et qui signe avec "Le dernier Syrien" le premier grand roman sur la révolution syrienne avortée.
Dans son Journal, récemment paru aux éditions Albin Michel, le grand romancier hongrois Sandor Marai écrit : « Que l’on confie donc l’histoire aux écrivains ! Ils dépeindront toute une époque, avec force anecdotes et panache de surcroît. » Il existe, bien sûr, plusieurs livres très intéressants consacrés aux Printemps arabes et quelques uns au soulèvement du peuple syrien et à la guerre civile qui s’en est suivie. Mais le roman d’Omar Youssef Souleimane qui vient de paraître aux éditions Flammarion est précieux parce qu’il synthétise une expérience vécue, qu’il restitue la vie quotidienne en Syrie, dans les années 2010. C’est du vécu : on a l’impression de respirer l’air de Homs ou de Damas. De courir au milieu des gens, humiliés aux checkpoints par les militaires du régime, visés et tués au hasard par ses snipers cachés sur les toits.
A travers de courtes saynètes, des dialogues, des échanges de mails, nous suivons les espoirs — et les échecs — d’un petit groupe de jeunes révolutionnaires, persuadés de pouvoir renverser la tyrannie subie par leurs parents et grands-parents, celle du pouvoir des Al-Assad et de leurs sbires.
Déconstruire la propagande
A l’école, chaque jour, ils ont scandé : « Notre président pour l’éternité, le fidèle Hafez Al-Assad ! » Adolescents ; ils ont appris par cœur ses discours. Devenus adultes, ils s’efforcent désormais de déconstruire cette propagande avec laquelle ils ont grandi. Omar Youssef Souleimane, Le dernier Syrien
Initialement convaincus de pouvoir renverser la dictature haïe sans violence, à travers des manifestations de masse régulières et pacifiques, et en témoignant de la répression sur les réseaux sociaux, on voit ces jeunes progressivement débordés par les « barbus ».
Omar Youssef Souleimane montre magistralement comment le régime a cyniquement libéré de prison les islamistes les plus dangereux afin qu’ils se mêlent aux manifestants, dans le but de discréditer le soulèvement. Les démocrates révolutionnaires, tout en se méfiant d’eux, ont dû les ménager. Ils cherchaient à s’attirer les bonnes grâces des monarchies du Golfe, pour voir leur mouvement relayé par les réseaux de télévision qu’elles contrôlent. Comme le dit un personnage progressivement converti :
Voilà cinquante ans qu’un criminel nous dirige. Les communistes et les laïcs ont tenté de résister en demandant l’aide internationale. Et pour quel résultat ? Al-Assad a arrêté et tué des dizaines de milliers de personnes. Personne d’autre qu’Allah ne nous viendra en aide.
Mais progressivement, ces islamistes vont introduire des armes et, en prenant le contrôle du mouvement, le lancer dans une impasse. Tandis que les démocrates libéraux vont se retrouver, comme le dit un personnage, « coincés entre le régime et les islamistes. (...) D’un côté, des renforts militaires arrivent sans cesse. De l’autre, les groupes islamistes armés se filment, brandissant des kalachnikovs et diffusent les vidéos sur YouTube. »
Et cette belle jeunesse, avide de liberté, va se retrouver soumise aux lois sinistres de la charia. Il leur est interdit de chanter, car "Allah n’aime pas ceux qui se réjouissent." Les jouets promis aux enfants pour Noël seront brûlés par les islamistes : ils refusent le caractère multiconfessionel et laïc de la révolution.
Violence politique, répression sexuelle et homophobie
Le dernier Syrien aborde avec franchise le thème de l’homosexualité, puisque ce roman est dominé par les silhouettes de deux garçons qui s’aiment, Youssef et Mohammad. Un étudiant et un petit commerçant qui s’envoient des mails dans lesquels ils décrivent la difficulté de leurs vies, les développements du mouvement, mais aussi les persécutions qu’ils subissent en tant qu’homosexuels dans une société hypocrite. Une société qui réprime la sexualité sous toutes ses formes, mais qui bannit avec une violence extrême l’homosexualité au prétexte qu’elle est proscrite par le Coran.
Souleimane met en cause le rôle de la répression sexuelle dans la violence politique qui déchire cette région du monde :
Je crois que si on était libre sexuellement, si chaque homme et chaque femme pouvait vivre ses passions, la guerre prendrait fin. Plus personne n'aurait envie de tuer qui que ce soit. Noyée dans le désir, la violence devient une idée vide.
Une jeunesse partie au loin "comme des oiseaux"...
Est aussi rapporté, dans Le dernier Syrien, le point de vue des partisans du régime. Les uns ont peur de la démocratie et du suffrage universel parce qu’ils appartiennent à la minorité alouite dont fait partie la famille Al-Assad. Les militaires qui torturent le jeune dirigeant révolutionnaire lui servent la fable politique, selon laquelle El-Assad défend la Syrie contre un "complot américano-sioniste", destiné à démanteler le pays. « Nos ennemis sont à l’affût, ils veulent profiter du chaos pour nous envahir… Vous les soutenez en créant ce bordel que vous appelez la révolution ! »
A la fin du livre, Khalil, le chef idéaliste, torturé à mort, agonise dans sa geôle en rêvant de Joséphine. Youssef part en exil en emportant dans le talon de sa chaussure une carte mémoire contenant tout ce qu’il a filmé de la résistance.
« Tout ce que nous voulions, c’était vivre comme des êtres humains. Mais nous avons réclamé la liberté à un pays qui n’était pas prêt. (...) La plus belle jeunesse de Syrie est morte, et ce, sans aucun résultat. (...) Le bateau coule et vous êtes des oiseaux. Allez construire votre nid au loin."
par Brice Couturier
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