Trump, post-moderne ?

Donald Trump, 12 novembre 2019
Donald Trump, 12 novembre 2019 ©Getty - Spencer Platt
Donald Trump, 12 novembre 2019 ©Getty - Spencer Platt
Donald Trump, 12 novembre 2019 ©Getty - Spencer Platt
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Une interprétation erronée des philosophes français de la "déconstruction" leur attribue une entreprise de minage systématique de la possibilité de dire la vérité.

On a parfois prétendu que l’ère de la "post-vérité" et des "faits alternatifs" avait été ouverte par la « "philosophie de la déconstruction".  Je m’en suis fait l’écho dans plusieurs chroniques. On dit parfois que le régime de "post-vérité" dans lequel les politiciens populistes à la Donald Trump ont fait basculer la démocratie, devait quelque chose au « déconstructivisme » à la mode dans les départements de littérature et de sciences humaines des universités américaines. 

Personne, évidemment, ne prétend que Trump est un lecteur assidu de Derrida. Non, ce qui est en cause, c’est l’ébranlement du concept même de vérité auquel ont œuvré les penseurs dits "post-modernistes". Un mode de pensée qui nie non seulement la possibilité d’un savoir fiable, mais dans les cas extrêmes, la stabilité de la réalité elle-même. A ses yeux, tout est affaire de « point de vue ». 

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Puisque chacun a sa vérité, pourquoi Trump n'aurait-il pas la sienne ?

Le fameux psychologue Jordan Peterson résume ainsi le post-modernisme : une doctrine incroyablement sophistiquée, créée par de brillants intellectuels français qui comportent deux assertions principales. La première : il existe un nombre incroyable de façons de percevoir et d’interpréter tous les phénomènes qui se présentent à nous. La seconde : toutes ces interprétations de la réalité sont également valables et viables. La première, ajoute-t-il, est indiscutable. La seconde est fausse. 

D’autant, ajoute-t-il, que, combinée avec une sorte de néo-marxisme, la doctrine en question en arrive à prétendre que, parmi toutes ces interprétations également valables, il conviendrait de privilégier celles qui correspondent aux intérêts des dominés

Steven Pinker, le psychologue star, qui commence à être bien connu chez nous grâce à la traduction de ses ouvrages « La part de l’ange en nous » et « Le triomphe des Lumières », ajoute un autre argument : en niant la possibilité d’atteindre une vérité objective, de parvenir à un accord sur les termes dans lesquels on pourrait décrire les phénomènes, on menace le progrès de la science. « Chacun sa vérité » signifie l’abandon de fait de la vérité au profit de la lutte pour le pouvoir des identités. C’est hélas ce qu’on observe de plus en plus dans les universités américaines.

Foucault, relativiste ?

Mais le réquisitoire le plus argumenté, c’est sans doute celui qu’a publié l’ancienne rédactrice en chef Livres du New York Times, Michiko Kakutani dans son essai – non traduit encore – La mort de la vérité : Notes sur le mensonge à l’âge de Trump. Elle reproche à Michel Foucault, en particulier, d’avoir mis en question la notion même de vérité, en lui substituant le concept de "régime de vérité". L’établissement objectif des faits est impossible, si toute tentative d’en rendre compte est considérée comme une "construction sociale", tributaire des rapports de pouvoir d’une société donnée à une époque donnée.

En réalité, me semble-t-il, Foucault n’était pas relativiste, contrairement beaucoup de ses disciples américains. Ce qui l’intéressait, c’était les conditions de possibilité historiques de certains discours savants, rebaptisés par lui, "formations discursives". Quelles étaient les institutions sociales habilitées, à un moment donné, à poser les critères du vrai et du faux.

"Post-modernisme", un label fourre-tout... et un malentendu ?

Dans un article récent publié sur Vox.com, Sean Illing, un journaliste culturel américain, tente de remettre les choses au point. Le premier à avoir théorisé le post-modernisme, c’est Jean-François Lyotard, dans un livre de 1979, La condition post-moderne. Et Lyotard ne prétendait nullement que la vérité objective avait disparu de l’horizon. Il constatait l’éclatement et la crise des « grands méta-récits » qui avaient servi à donner une cohésion d’ensemble à notre vision du monde. Faire de lui le porte-parole d’on ne sait quelle renonciation subversive à la notion de vérité est un contre-sens absolu. En réalité, loin de célébrer la mise en crise des discours de vérité, il la déplorait.

Selon Illing, le philosophe qui a pris le plus au sérieux le constat fait par Lyotard, c’est un autre Français : Jean Baudrillard. Celui-ci a exploré de manière quasi-prophétique, le fait de vivre dans un monde hyper-médiatisé. On dirait qu’il avait imaginé d’avance les effets produits aujourd’hui par les réseaux sociaux. « La bataille constante à laquelle se livrent les plateformes numériques pour capter notre attention signifie, écrit Sean Illing, que nous pouvons désormais choisir la version de la réalité que nous préférons__, au moment où nous la préférons ». Nous avons gagné le triste privilège de vivre dans un monde de simulacre, construit pour nous sur-mesure.

En fait, écrit Sean Illing, lorsqu’on prétend que les théoriciens post-modernistes ont déconstruit la vérité, en montrant que tout discours procède inévitablement d’une construction sociale et que, par conséquent, Trump, avec ses "faits alternatifs", s’est engouffré dans une brèche creusée par un petit groupe de philosophes français des années 1970, on commet une erreur fondamentale. Ce n’était pas à la vérité que s’attaquaient ceux qu’on appelle à présent "post-modernistes" et qu’on lit si mal. C’était à ce qui "passe pour la vérité"

par Brice Couturier