En Europe centrale, des sociétés fracturées par l'apparition des partis illibéraux.
Hier, je vous ai parlé d'un article, récemment publié par l’essayiste américaine, Anne Applebaum dans la revue The Atlantic.
Son papier commence par l'évocation d'une fête de la Saint-Sylvestre, organisée pour une centaine de personnes dans le manoir de son mari qui, par la suite, a été le ministre des Affaires étrangères de Donald Tusk...C’était le 31 décembre 1999. Il n’y avait alors, dans cette région orientale de la Pologne, ni hôtel, ni auberge. Ni, d’ailleurs de meubles dans leur salon ; mais c’était une époque pleine de promesse et d’exubérance.
« Nous étions en train de reconstruire notre maison, tandis que nos amis reconstruisaient leur pays », écrit-elle. Et tous étaient d’accord sur un certain nombre de choses : la démocratie, l’Etat de droit, la liberté et la concurrence, comme meilleurs moyens d’assurer la prospérité.
Comment se fait-il qu’un certain nombre de ses invités d’alors changent de trottoir pour ne pas la croiser dans la rue, refusent de lui parler au téléphone et la considèrent même, pour certains, comme_le_ chef d’orchestre secret d’un vaste complot contre la Pologne ? Voire d'un « complot juif »...
Oui, que s’est-il passé dans ce pays pour que les familles soient divisées, comme elles l’étaient, écrit-elle, en France, au temps de l’affaire Dreyfus ? Ces nations étaient habituées à opposer l’unanimité de la société à un pouvoir imposé de l’extérieur, la Russie, puis l’URSS – c’était « nous tous contre eux ».
Aujourd’hui, elles sont fracturées par une intense polarisation idéologique : libéraux europhiles contre conservateurs souverainistes.
Frères ennemis.
Prenez le cas des frères Kurski, les frères ennemis les plus célèbres de Pologne. L’aîné, Jaroslaw, est le directeur du fameux quotidien, Gazeta Wyborcza, créé pour soutenir les candidats de Solidarité lors des premières élections libres organisées dans le pays, en 1989. C’est aujourd’hui la source d’information la plus sûre dans un pays. C’est un intellectuel, qui a fait une brève carrière politique, comme chargé de presse de Walesa, en 1989. Il y a découvert que la politique était une affaire d’intrigues, de coups-bas. Il a quitté ce milieu pour se consacrer au grand quotidien créé par Adam Michnik. Informer les gens, pas leur bourrer le crâne.
Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser son jeune frère Jacek, président de Telewizja Polska, à transformer la télévision publique en un organe de propagande au service du PiS ? Réponse de son frère : Jacek n’a pas d’idée politique du tout. C’est juste quelqu’un qui a toujours voulu être au sommet. Il fait partie de cette cohorte qui prend actuellement sa revanche sur les libéraux, mieux doués, plus diplômés, qui ont occupé auparavant les postes.
En 2010, il était à la manœuvre pour torpiller la campagne de Donald Tusk à la présidence de la République. Lui et ses amis ont fait courir le bruit selon lequel le grand-père du Tusk, qui appartenait à la minorité cachoube, s’était enrôlé dans l’armée allemande. A un groupe de journalistes qui lui demandaient les causes de ce mensonge, Jacek Karski fit cette réponse révélatrice : « ciemny lud to kupi ». Traduction approximative : les gens pas très éclairés achètent ce genre de truc.
C’est ce que Timothy Snyder, que vous citiez hier, appelle le Medium-Size Lie, le Mensonge de taille moyenne.
Pour le distinguer du Grand Mensonge des régimes totalitaires. Prétendre que préparer la guerre nucléaire, c’était lutter pour la paix. Le Mensonge de taille moyenne, c’est l’équivalent de « la vérité alternative » de Donald Trump. Un mensonge qui prend appui sur une vérité bien connue pour construire une fable dans le but de nuire. Exemple : le père de Barack Obama était un économiste kenyan. Son fils Barack est né à Hawaï et donc aux Etats-Unis. Il n’y avait qu’à inventer qu’il était lui-même né au Kenya pour prétendre qu’il lui était interdit par la Constitution de devenir président des Etats-Unis. Ce qu’a fait Donald Trump autrefois. Tous ces mensonges de taille moyenne ont un point commun : ils reposent sur des théories complotistes.
Celui sur lequel est construit le parti Droit et Justice en Pologne est fondé sur l’accident qui coûta la vie au président de la République, Lech Kaczynski, à Smolensk, en avril 2010. Alors qu’il se rendait à une cérémonie commémorant le massacre de 21 000 officiers polonais par le NKVD, sur ordre de Staline, le président Kaczynski insista pour que le pilote de l’avion transportant toute la suite présidentielle se pose sur une piste mal aménagée, alors que soufflait une tempête. L’avion s’est écrasé. Depuis son frère jumeau, Jaroslaw, Grand Leader du parti Droit et Justice et éminence de l’ombre du pouvoir polonais actuel, affirme que c’est Poutine qui a fait s’écraser l’avion officiel polonais.
Tous ces régimes illibéraux sont fondés sur ce genre de croyance en un Mensonge central.
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