témoin capital de la scène avant-gardiste berlinoise de l'entre-deux-guerres, il croyait pouvoir sauver au moins la bibliothèque de son père. Elle fut brûlée par les nazis.
je vous parlais hier, d’un livre récemment réédité aux Belles Lettres, La bibliothèque perdue. Son auteur, Walter Mehring, y reconstitue de mémoire, dans un sous-sol de New York où il avait trouvé exil, la bibliothèque paternelle, son seul héritage.
Il s’agit, comme le précise son sous-titre, "autobiographie d’une culture", d’une évocation de la culture européenne, faite de mémoire par un exilé. Son père avait bâti pour lui, écrit-il « un rempart » de livres ; une « muraille protectrice faite de milliers de volumes ». En homme du dix-neuvième siècle, croyant au progrès, confiant envers la science, humanitaire et quelque peu socialiste, ce père est mort alors qu’il lisait à son fils un passage de La critique de la raison pure de Kant. La culture rationaliste, la grande littérature, française en particulier, paraissait à ce Juif allemand, amoureux de Paris, comme une forme de « magie blanche » par laquelle il croyaitavoir fait reculer pour toujours les forces des ténèbres – les superstitions, le fanatisme.
Mais en Allemagne, son héritier fut – je le cite - « chassé du domaine de la culture à son apogée par des barbares méthodiques, des cannibales en uniforme, des adorateurs de l’idole la plus basse… Les tables de la loi de l’humanisme étaient brisées. » Il lui fallut fuir l’Allemagne, où les hitlériens, parvenus au pouvoir recherchaient ce « Juif subversif ». Ayant trouvé refuge à Vienne, il parvint encore à se faire expédier une bonne partie de la bibliothèque paternelle reconstitua fidèlement l’ordre de classement. Mais là encore, il fut pourchassé par « la racaille enragée ». Citation : « sur la place du marché aux babioles, où se vendaient des anges en massepain, hurlaient des adolescents. Jeunesse abandonnée, surexcitée, qui criait des slogans anticapitalistes, antijuifs, anticléricaux, extraits de ces pamphlets ignobles que toi, mon père, tu enfermais dans ta fameuse armoire aux poisons. Demain, disait un de ces pauvres hères, demain nous les pendrons tous, les noirs comme les rouges, et messieurs les juifs avec ! Et nous commencerons par ceux qui ont beaucoup de livres. » (p. 184) La culture ne protège pas. Elle désigne ceux qui s’y adonnent à la haine des nouveaux barbares.
Quel virus avait donc été introduit dans la culture européenne pour qu’elle engendre le retour de démons qu’on croyait ensevelis depuis longtemps ? De pulsions qu’on pensait refoulés par la raison victorieuse ?
Ce livre constitue une récapitulation mélancolique d’une culture et d’une époque enfuies, très comparable au Monde d’hier de Stefan Zweig, ou aux Mémoires de Hongrie de Sandor Marai. Mais c’est aussi une enquête sur cette période décisive qui va d’une guerre mondiale à l’autre, d’août 1914 au 8 mai 1945. Faut-il situer là, le moment où aurait été prise la "mauvaise bifurcation" ? L’entrée en guerre marquait, pour Walter Mehring, la fin d’une époque, celle de la bohême littéraire, qui aurait été – je cite « la seule république cosmopolite paneuropéenne ». Quelque chose s’est brisé, s’est perdu. Mais Mehring ne partageait pas la naïveté paternelle. Il avait lu, dans Les dieux ont soif d’Anatole France, que la liberté est une « jeune déesse » dont on la Terreur révolutionnaire peut faire une idole sanguinaire. Il montre que l’irrationnel avait nourri la littérature européenne bien avant Marinetti et son futurisme qui fit la courte échelle à Mussolini.
Et son témoignage est infiniment précieux, dans la mesure où il a été un acteur et un témoin de premier plan des avant-gardes berlinoises de l’entre-deux-guerres. Satiristes fameux, auteur de pièces de théâtre, de sketchs, de chansons, il fut très lié au mouvement expressionniste. Toute une galerie de portraits enchanteront les amateurs de l’histoire culturelle de la République de Weimar : Ernst Toller, auteur-phare de la scène théâtrale allemande, qui aurait pu devenir « le Danton de la révolution allemande » et qui finit par se suicider dans un hôtel de New York en 1939 ; Erich Mühsam, « pilier du café berlinois », assassiné au camp de concentration d’Orianenburg ; Hugo Ball, le véritable inventeur du dadaïsme, qui considérait la société comme « une masse stupide et satisfaite d’elle-même » ; la poétesse Else Laske-Schüler et son mari Herwarth Walden, animateurs de la revue et de la galerie de l’expressionniste Der Sturm ; elle trouva refuge en Palestine, lui, crut l’avoir trouvé en Union soviétique, mais devait mourir dans un camp du Goulag ; le peintre Georges Grosz, son ami intime, qui l’introduisit dans le milieu dadaïste…
Mais Walter Mehring était aussi un très fin connaisseur des littératures française, anglaise, italienne, russe. Les pages consacrées à Rimbaud, à Proust, aux préraphaélites, au théâtre d’Ibsen, Wedekind et Strindberg sont éblouissantes.
« La bibliothèque de mon père, mon dernier foyer, est du domaine du passé, comme la crypte des capucins du dernier des Habsbourg, les tombes des héros de 1848, la « bohême » et la « liberté » de cette France à qui je jurai une fidélité éternelle et qui me trahit, comme le Reich de mille ans qui les écrasa tous et se détruisit en même temps. Tout cela a disparu, ainsi que disparaîtront rapidement les choses du présent. Car, nées des livres, elles retourneront dans les livres et deviendront tout aussi incompréhensibles que leurs auteurs. Laissez-moi, en attendant – le temps presse ! – feuilleter ces pages à rebours dans une vaine recherche du temps perdu. » (p. 157, 158)
Car la littérature enregistre mieux que le journal l’esprit d’une époque. Pour en revenir à Tim Parks, romancier anglais vivant en Italie et à sa série d’articles sur l’état du roman, récemment parue dans le New York Times, il relate un congrès d’écrivains européens réunis autour de la question : le Brexit aura-t-il des répercussions dans la littérature ? Cette question l’amuse : l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE a-t-elle eu un quelconque impact dans ce domaine ? Et après tout, la littérature européenne est née pour relater des carnages – ceux occasionnés par la guerre de Troie, relatés dans l’Iliade… Dans les époques trop tranquilles, elle s’ennuie.
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