

Les anthropologues haïssent-ils vraiment les voyages et les explorateurs, comme l'affirmait Claude Lévi-Strauss? Explications avec Philippe Descola.
Philippe Descola (Anthropologue, professeur au Collège de France.).
Quelle différence y a-t-il entre l'exploration, le voyage, l'expédition et le terrain ? Et comment faire, sur place, pour enquêter, sans troubler les lieux ni faire peser sa subjectivité ?
Le passionnant Philippe Descola nous raconte ses expériences sur le terrain de la Haute-Amazonie, et les leçons qu'il en a tirées.
Textes
Michel Foucault, Les mots et les choses (1966), chap. 2 « La prose du monde », Gallimard, p. 36-37.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955)
« Je hais les voyages et les explorateurs ».
Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants? L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l'informateur se dérobe ; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie ; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire... Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d'un mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire : « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu'une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque », un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?
Archives
Yves Valette, France Culture, La Fabrique de l'Histoire, 2007
Levi-Strauss, Antenne 2, Bernard Rapp, 1991
Françoise Héritier, RFI, 2013
Musiques
Philip Glass, Aguas da Amazonia, Purus River
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