

Comment peut-on admirer, détruire et documenter à la fois? Comment l’expansion coloniale des grands empires européens a-t-elle nourri les musées ethnographiques?
- Bénédicte Savoy Historienne de l’art à l'université technique de Berlin, elle est l'auteur avec Felwine Sarr du rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain.
Comment les œuvres enlevées de leur pays d’origine au cours d’expéditions scientifiques, mais aussi de pillages, ont-elles enrichi le British Museum et de grands musées spécifiques consacrés à l’ethnographie à Paris, à Berlin mais aussi dans de petites villes ? demande l’historienne de l’art Bénédicte Savoy.
Comment les musées coloniaux ont-ils été créés? Comment les œuvres ravies lors de prises violentes, comme au Benin, marquent-elles non le départ de bronzes ou ivoires gravées, mais de véritables bibliothèques ? Comment est-ce la mémoire des peuples conquis qui est partie avec ces objets?
Du sang colle à ces oeuvres d'arts qui ont été transportées chez nous. Les pratiques de guerre du XIXè siècle et de ces expéditions prévoyaient que lorsque des pillages avaient eu lieu [...], les officiers vendent aux enchères à l'armée le butin réalisé. Quand ces officiers achètent ces objets au meilleur prix, ils les rapportent en Europe.
Le 7 juin 1978, Amadou-Mahtar M'Bow, alors Directeur général de l'UNESCO, demandait le retour, sinon un partage plus juste, d'un patrimoine culturel irremplaçable :
Le génie d'un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l'œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres, gravures ou orfèvres - de tous les créateurs de formes qui ont su lui donner une expression tangible dans sa beauté multiple et son unicité. Or, de cet héritage où s'inscrit leur identité immémoriale, bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de l'histoire, une part inestimable [...].
Aussi bien ces hommes et ces femmes démunis demandent-ils que leur soient restitués au moins les trésors d'art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d'importance, ceux dont l'absence leur est psychologiquement le plus intolérable. Cette revendication est légitime.
Bénédicte Savoy, qui a été nommée experte culturelle pour la restitution du patrimoine africain, récemment par le Président de la République, est Titulaire de la chaire internationale "Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIe-XXesiècle", au Collège de France et Professeur à la Technische Universität de Berlin.
Elle poursuit sa grande enquête autour de la constitution du patrimoine et des musées européens et son analyse des translocations des objets d’art, entendez par ce mot, leur déplacement et les phénomènes d’appropriations de biens culturels en Europe, qu’ils soient acquis dans un cadre légal ou spoliés en temps de guerre, dans le cadre de sa série, "Histoire transnationale des musées en Europe".
Dans un texte engagé publié au journal Le Monde en janvier 2018, l’historienne revient sur l’engagement d’Emmanuel Macron de rendre à l’Afrique les œuvres issues de pillages coloniaux. Bénédicte Savoy rappelle :
S'il concerne d'abord Paris et ses prestigieuses collections d'art africain, le discours de Ouagadougou engage aussi l'Europe, et le substrat colonial ou missionnaire de tous ses musées ethnologiques ou dits universels. Du British Museum (plus de 200000 objets africains) au Weltmuseum de Vienne (37 00o), du Musée royal de l'Afrique centrale en Belgique (180000) au futur Humboldt Forum de Berlin (75 000), des musées du Vatican celui du Quai Branly (70 000), l'histoire des collections africaines est une histoire européenne bien partagée, une affaire de famille si l'on veut, où curiosité esthétique, intérêts scientifiques, expéditions militaires, réseaux commerciaux et opportunités en tout genre ont contribué nourrir des logiques de domination, d'affirmation et de rivalités nationales. Les musées de nos capitales sont les conservatoires brillants de la créativité humaine. Ils sont aussi les dépositaires, bien malgré eux, d'une histoire plus sombre et trop rarement racontée… Aujourd'hui encore, en France comme ailleurs en Europe, le simple mot de restitution suscite un réflexe quasi rotulien de défense et de repli… Peut-on, dès lors, envisager des restitutions heureuses et consenties, motivées par le double intérêt des peuples et des objets? Peut-on penser des restitutions dont l'enjeu ne serait ni purement stratégique, ni simplement politique ou économique, mais aussi et vraiment culturel?
Et nous gagnons le Collège de France, le 4 avril 2018, pour le cours de Bénédicte Savoy, aujourd’hui, " Admirer et détruire".
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