Quelle est la séduction de la tyrannie? Comment le tyran, seigneur de Milan, Bernabò Visconti devient-il "de son vivant, un personnage de fiction" au 14e siècle? L'historien Patrick Boucheron analyse en quoi la fiction peut être une expérience de pensée. Il interroge la notion de fiction politique.
- Patrick Boucheron Historien, professeur au Collège de France, titulaire de la Chaire d’histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe-XVIe siècle)
Patrick Boucheron, titulaire de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIᵉ-XVIᵉ siècle » interroge à la fois notre actualité inquiétante et celle du Moyen Age, autour de l’attrait du tyran et de la puissance narrative du pouvoir, dans la série de cours donnée début 2017, sous le titre "Fictions politiques".
Cet historien, passionné de littérature, dont la thèse de doctorat portait sur "l’urbanisme et la politique édilitaire à Milan au XIVe et XVe siècle", expliquait au micro de Christine Goémé qu’il a fait sienne la devise de l’illustre magazine Actuel :
" Aller chercher dans le passé ce qui est nouveau et intéressant".
Dans ce même entretien, parlant de sa profession d’historien, il déclare :
"il faut faire ce métier à la première personne, corporellement, c’est quelqu’un qui nous parle à un moment donné et qui se situe là".
Ce moment donné, c’est l’Histoire avec un grand H qui nous a tous saisis, sans répit depuis 2015. Dans son essai écrit avec Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris 6 janvier – 14 janvier 2015, Patrick Boucheron revient sur "ce que les manuels d’histoire nommaient la montée des périls, pour désigner les années trente en Europe",
"je me demandais, témoigne-t-il, ce que ça pouvait bien faire au corps, au cœur et à l’esprit de vivre une période où d’une année à l’autre, tous les signaux passent au rouge : est-ce qu’on s’en aperçoit, est-ce qu’on en prend la mesure (…), est-ce qu’on se sent condamné à l’impuissance, est-ce qu’on décide d’agir, mais alors pour faire quoi (…) ?"
L’historien n’hésite pas à dire ses manques, ses doutes, questionner ce qui dérange et ce qui est possible, face à une époque "stimulante intellectuellement mais dangereuse politiquement". A la revue Critique, en 2015, il défend 2 exigences dans son métier :
"éclaircir ce qui est obscur, assombrir les clartés illusoires".
S’il affirme la présence bienveillante de Walter Benjamin dans son œuvre, il la définit comme "inquiétante", "sa pensée, souligne-t-il encore, étant fracassée par l’histoire".
Avant d’interroger et de chercher les bases théoriques de la fiction et de se donner pour guide, Michel Foucault, dans cette entreprise, le médiéviste note :
"le pouvoir s’impose par sa capacité à se raconter, par la puissance de sa narration" et "en tordant le récit de nos propres vies".
Patrick Boucheron questionne la politique de la laideur et du faux, de la télé-réalité à Trump, "ces fictions qu’on adore détester" et il revient sur la fresque "Du bon gouvernement" de Lorenzetti. Il n’a « pas refermé », dit-il, son livre, Conjurer la peur : Sienne 1338. Essai sur la force politique des images : dans cette fresque la tyrannie est représentée comme un monstre. Derrière l’image, il y a l’inquiétude du mauvais gouvernement. En fait Lorenzetti a démasqué la tyrannie.
"Le tyran attirant, c’est la puissance fictionnelle elle-même" souligne encore l’historien.
Et nous gagnons l’amphithéâtre du Collège de France, le 10 janvier 2017 pour le cours de Patrick Boucheron, aujourd’hui, "Chaque époque rêve la suivante »
Pour prolonger :
Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.
Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.
Patrick Boucheron indique les grandes parties de son cours, quelques citations et références bibliographiques et iconographiques sur la page de chaque leçon. En voici un très large extrait resserré sur les citations et les références :
- Le livre des passages, Walter Benjamin lecteur de Michelet ("Chaque époque rêve la suivante").
"L’histoire est « cet effort de songe laborieux par lequel nous nous soulevons de la nuit au jour, de la mort à la vie" (Michelet, « Avenir ! Avenir ! », 1842)
- Les fictions qu’on adore détester : aux origines de la télé-réalité (Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, 2004)
- Fiction politique et politique-fiction : quand Guy Debord prophétise davantage qu’il ne décrit La société du spectacle (1967)
- Quand des Siennois partent à Arezzo pour célébrer la comune in signoria : le monument funéraire de Guido Tarlati (m. 1327), évêque et seigneur
- Dante et l’épitre à Cangrande della Scala (1316)
- Le héros cavalier rit de sa victoire : « il nous a bien eu, et voilà tout » (« Un tyran attirant », Critique, 823, décembre 2015, p. 933-947)
- Quand le seigneur de Milan Bernabò Visconti (m. 1385) devient, de son vivant même, un personnage de fiction (« “Bien qu’il fût cruel, il y avait dans ses cruautés une grande part de justice” : l’étrange popularité littéraire d'un justicier sans pitié, Bernabò Visconti », dans Olivier Mattéoni et Nicolas Offenstadt dir., Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, PUF, 2010, p. 63-71)
- Qu’est-ce que la fiction ? Les théories artéfactuelles et les risques du panfictionnalisme (Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, 2016)
- Fictio et figura : la figure est une « esquisse de fiction » (Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, 2004)
- Une définition déflationniste de la fiction (Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs, Paris, 2011) et la mise en tension d’une expérience de pensée, entre le pôle mimétique et le pôle axiomatique
- « Une fiction artistique demande à être reconnue comme fiction pour fonctionner correctement » (Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, 1999)
- L’anthropologie politique de la Grèce ancienne et « le double mouvement d’apparition et d’occultation du mode d’institution de la société » (Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, 1986)
Michel Foucault, « Je n’ai jamais écrit que des fictions »
- Écrire une fiction pour mettre la pensée à l’épreuve du réel (Luca Paltrinieri, L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Paris, 2012)
« L’homme ne sait au fond ce qu’il peut penser ; la fiction est là pour le lui apprendre » (Philippe Sollers, « Logique de la fiction », 1963)
- Foucault lecteur de Ludwig Binswanger et de Maurice Blanchot : « non pas faire voir l’invisible, mais à faire voir combien est invisible l’invisibilité du visible »
- L’arrière-fable de Jules Verne et la puissance critique de la fiction chez Borges
Michel Foucault : « induire des effets de vérité avec un discours de fiction » pour fictionner « une politique qui n’existe pas encore à partir d’une vérité historique ».
L'équipe
- Production
- Réalisation