Comment évaluer l’originalité ? : épisode 14/12 du podcast Comment achever une œuvre ? Travail et processus de création

Edgar Degas, "Nu se grattant le dos"
Edgar Degas, "Nu se grattant le dos" - Edgar Degas / Wikicommons
Edgar Degas, "Nu se grattant le dos" - Edgar Degas / Wikicommons
Edgar Degas, "Nu se grattant le dos" - Edgar Degas / Wikicommons
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Quel est donc le secret de l'invention? Comment déchiffrer, à rebours, l'équation causale d'une réussite artistique, dont le cours était essentiellement incertain? Déployer ses capacités, est-ce un processus assuré de se développer durablement ? s'interroge le sociologue Pierre-Michel Menger.

Avec
  • Pierre-Michel Menger sociologue, titulaire de la chaire Sociologie du travail créateur au Collège de France

Comment les artistes ont-il documenté leur travail créateur ? Comment les artistes romantiques ont-il inventé un élitisme égalitaire, fondé sur l’individualisme et l’originalité?

Directeur d'études à l'EHESS et professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Sociologie du travail créateur », Pierre-Michel Menger, poursuit, aujourd’hui, son introduction générale à sa grande enquête intitulée " Comment achever une œuvre ? Travail et processus de création".

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Le sociologue, passé par la philosophie et Normale Sup, qui a dirigé, au CNRS, un Groupement de Recherche consacré à l’analyse comparée de la valeur artistique en sociologie et en économie, entre 1988 et 1995, nous a confronté aux grandes enquêtes qui permettent d'appréhender le travail créateur et en particulier les  défis et les enjeux des professions artistiques. 

Dans sa Leçon inaugurale en 2014, Pierre-Michel Menger rappelait :

"Comme l’ont montré toutes les comparaisons internationales, les scores d’inégalité dans les professions artistiques et scientifiques sont parmi les plus élevés des professions supérieures. La distribution des volumes d’activité et des gains monétaires dans les arts, et la distribution de la notoriété et de la consécration dans les professions scientifiques, sont très asymétriques : 20 % des individus concentrent environ 80 % des rétributions monétaires ou symboliques mises en circulation. De plus, dans les arts, ceux dont les gains sont, dans une année donnée, nuls ou négatifs – c’est-à-dire nets des dépenses engagées pour pratiquer leur activité – sont plus nombreux que dans toutes les autres professions supérieures."

Le sociologue soulignait "Les particularités de ces mondes professionnels" qui "peuvent conduire à se demander si le travail créateur est l’endroit, l’envers ou un idéal possible du travail?"

"La réponse varie selon les critères choisis, notait-il. L’attractivité des métiers de création et de recherche est grande : ceux-ci obtiennent des scores élevés dans les échelles de prestige des professions comme dans la mesure de la satisfaction procurée par le travail, ainsi que l’a montré l’enquête de Christian Baudelot et de Michel Gollac sur le bonheur au travail, mais tout aussi grand est le risque d’échec, de sous-emploi ou d’exercice hybride, par combinaison avec des métiers adjacents de moindre intérêt. Les gratifications sociales et personnelles sont donc importantes, mais assorties de probabilités élevées d’insuccès économique, du moins dans l’exercice de la partie la plus valorisée de l’activité ! Avec l’engagement dans ces métiers, aurions-nous affaire à un cas d’exceptionnelle préférence pour le risque ?"

Alors comment évaluer l’originalité ? Comment la valeur travail et l’image de l’écrivain-artisan a-t-elle remplacé peu à peu la valeur génie

Pierre-Michel Menger cite les analyses de Paul Valéry du processus créateur. L'écrivain, qui a été professeur au Collège de France, "désigne le travail comme le ressort essentiel de l’accomplissement complet de l’individu créateur", indique le sociologue : 

"travail s’entend ici d’une opiniâtre et obsessionnelle préoccupation à poser et résoudre d’incessants problèmes, et d’une relance indéfinie de l’œuvre, et non pas comme le témoignage de l’impuissance à faire et à parfaire une œuvre. Sans la requalification de l’activité créatrice comme une forme supérieure d’épreuve, nous dit Valéry, c’est l’acte d’invention lui-même qui est inintelligible."

Ainsi Paul Valéry, dans "Pièces sur l’art, Degas Danse Dessin" :

"Degas, toute sa vie, cherche dans le Nu, observé sous toutes ses faces, dans une quantité incroyable de poses, et jusqu’en pleine action, le système unique de lignes qui formule tel moment d’un corps avec la plus grande précision, mais aussi la plus grande généralité possible. La grâce ni la poésie apparente ne sont pas ses objets. Ses ouvrages ne chantent guère. Il faut laisser quelque place au hasard dans le travail pour que certains charmes agissent, exaltent, s’emparent de la palette et de la main…Mais lui [Degas], essentiellement volontaire, jamais satisfait de ce qui vient du premier jet, l’esprit terriblement armé pour la critique et trop nourri par des plus grands maîtres, ne s’abandonne jamais à la volonté naturelle. J’aime cette rigueur. Il est des êtres qui n’ont pas la sensation d’agir, d’avoir accompli quoi que ce soit s’ils ne l’ont fait contre soi-mêmes. C’est là peut-être le secret des hommes vraiment vertueux". (in Pléiade, Œuvres, tome 2, p. 1198-1199)

Nous gagnons l’amphithéâtre du Collège de France, le 1er mars 2019 pour le cours de Pierre-Michel Menger, Comment évaluer l’originalité ? (Introduction, suite)

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