De grands musées vides : épisode • 4/9 du podcast Présence africaine dans les musées d’Europe

Vue du Musée ethnologique de Berlin vers 1900 (carte postale)/"Mandu Yenu", trône royal issu de la région Bamum, Cameroun. Ce trône offert par le roi Njoya à l'empereur Guillaume II en 1908
Vue du Musée ethnologique de Berlin vers 1900 (carte postale)/"Mandu Yenu", trône royal issu de la région Bamum, Cameroun. Ce trône offert par le roi Njoya à l'empereur Guillaume II en 1908 -  Musée ethnologique de Berlin/WikiCommons/L. Saalfeld (1)Ji-El (2)
Vue du Musée ethnologique de Berlin vers 1900 (carte postale)/"Mandu Yenu", trône royal issu de la région Bamum, Cameroun. Ce trône offert par le roi Njoya à l'empereur Guillaume II en 1908 - Musée ethnologique de Berlin/WikiCommons/L. Saalfeld (1)Ji-El (2)
Vue du Musée ethnologique de Berlin vers 1900 (carte postale)/"Mandu Yenu", trône royal issu de la région Bamum, Cameroun. Ce trône offert par le roi Njoya à l'empereur Guillaume II en 1908 - Musée ethnologique de Berlin/WikiCommons/L. Saalfeld (1)Ji-El (2)
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Après la conférence de Berlin en 1884, comment l’idée de collection et d’extraction patrimoniale pour les nouveaux musées est-elle liée au partage colonial ? Comment penser le départ des objets ? s’interroge Bénédicte Savoy.

Avec
  • Bénédicte Savoy Professeure d’histoire de l’art à l’Université Technique de Berlin, titulaire d’une chaire consacrée à l’« Histoire de l’art comme histoire culturelle »

Titulaire de la chaire internationale « Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIe-XXe siècle », au Collège de France, Bénédicte Savoy se partage entre Paris et Berlin, où elle dirige le département d’histoire de l’art à la Technische Universität. Saison après saison, elle nous entraîne, dans une vaste et complexe enquête autour de la constitution du patrimoine européen. Cette année elle se penche sur “la présence africaine dans les musées d’Europe. Aujourd’hui, elle questionne cette présence au miroir du passé colonial et elle analyse “la rhétorique des extractions culturelles” à partir de la fin du XIXe siècle.

Bénédicte Savoy  a contribué au commissariat général de plusieurs expositions en France et en Allemagne, L’historienne qui a fait sa thèse sur « les spoliations des biens culturels par la France en Allemagne autour de 1800 » a été nommée experte culturelle pour la restitution du patrimoine africain, le 5 mars, 2018 par Emmanuel Macron, aux côtés de l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr. Leur rapport a été rendu en novembre 2018. 

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En octobre 2020, quand « le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal a été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale », Felwine Sarr est revenu, dans une interview accordée au journal Le Monde, sur ce premier pas qui va « dans le sens de l’histoire »

"Il y a 3 ans, le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou a créé une onde de choc dans les pays européens colonisateurs qui ont, comme la France, énormément d’objets africains dans leurs musées. Depuis trois ans, le débat en Allemagne a été beaucoup plus vif et intéressant qu’en France, car il avait été initié bien avant le discours de Ouagadougou. Les universitaires, les représentants de la société civile se sont emparés de la question à propos de la Namibie, du Togo ou de la Tanzanie. La réflexion qu’ont eue les Allemands sur le nazisme et l’Holocauste a d’une certaine façon préparé la société à regarder et débattre de son histoire coloniale."

"En Belgique aussi, poursuit Felwine Sarr, il y a eu des discussions intéressantes à la faveur de la rénovation du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren. La diaspora congolaise a été très active et a posé le débat. Le directeur du musée, Guido Gryseels, s’est montré volontaire dans la réflexion et la réforme. Aux Pays-Bas, plusieurs musées se sont déclarés favorables à d’importantes restitutions, sans attendre que des pays formulent des demandes ni exiger des conditions de conservation."

"A contrario, au Royaume-Uni, le British Museum n’a pas voulu avancer sur la question, bien qu’il soit saisi de plusieurs demandes venant d’autres pays. Je ne pense pas que cette position soit tenable de manière durable. En France, le débat reste encore trop confiné aux milieux des musées et des marchands d’art. Il est nécessaire de sortir de cette sphère. C’est une des clés pour le faire progresser. Il doit pénétrer la société civile, les universités. La multiplication des colloques où se déroulent des discussions plus apaisées indique que cela est en train de se faire."

Alors que les grands musées européens voient leurs collections s'enrichir d'objets venus de partout, à la fin du XIXe siècle, Bénédicte Savoy tente d'appréhender le départ des oeuvres du continent africain. Dans la partie intitulée "perte de monde", elle cite l’émouvante lettre d’un Africain de 78 ans qui déplore, dès les années 1930, qu’on ait donné imprudemment des objets conservés dans la forêt, qui n’étaient pas des fétiches, mais qui étaient en attente de leur usage politique. Dans ce cours s'ouvre aussi la question de la transformation des objets, jadis de cultes ou du quotidien, en pièces de musée...

Années 1930, lettre d'un vieux chrétien de 78 ans déplorant le départ d'objets en bronze qui avaient un usage politique (Angola), lettre citée par Bénédicte Savoy dans son cours.
Années 1930, lettre d'un vieux chrétien de 78 ans déplorant le départ d'objets en bronze qui avaient un usage politique (Angola), lettre citée par Bénédicte Savoy dans son cours.
- B. Savoy/Collège de France

Berlin 1884, le partage de l'Afrique et de nouveaux musées en Europe

Bénédicte Savoy nous invite, dans le cours d'aujourd'hui, à comprendre la création des grands musées européens à la fin du XIXe siècle tandis que s'affirme l'expansion coloniale en Afrique. Elle note que le musée ethnologique de Berlin est créé en 1884, l'année de la grande conférence dans la capitale wilhelmienne qui va sceller le partage de l'Afrique entre les grandes puissances coloniales. 

_"_Il y a eu une concordance des temps, note l'historienne, entre le moment où se tient cette conférence qui va signer, qui va engager la période dure et violente et durable de la colonisation, d'une part, et la création de ce musée et cette concomitance des temps, cette simultanéité n'est pas, à mon sens, un hasard."

Pour Bénédicte Savoy, entre 1884 et le milieu des années 30, c'est une période déterminante :

"Les grands musées européens qui étaient vides au début, seront tout à fait pleins à craquer, débordants et écrasés sous la masse d'objets arrivés pendant ces quarante années." 

L'historienne note néanmoins :

"40/45 ans, interrompus par la Première Guerre mondiale, qui est évidemment un évènement politique, mais qui est un événement aussi pour l'histoire des collections africaines, puisque avec la Première Guerre mondiale, les Allemands perdent leurs colonies et les musées allemands perdent une source d'approvisionnement, ce qui recompose l'équilibre de ces collections africaines". 

Bénédicte Savoy ouvre son cours sur Berlin en 1884 et sur la situation de son Musée ethnologique.

Carte de l'Afrique par Sir Edward Hertslet, 3e édition, imprimée pour H. M. Stationery par Harrison and sons, 1909
Carte de l'Afrique par Sir Edward Hertslet, 3e édition, imprimée pour H. M. Stationery par Harrison and sons, 1909
- Sir Edward Hertslet/Library of Congress's Geography & Map Division

Hans Voges qui est revenu sur la création de ce grand musée et son contexte colonial,  souligne ses spécificités :

"Le Musée ethnologique de Berlin se distinguait des autres musées allemands du même type, en ce qu’il appartenait au complexe des musées royaux de la métropole, ce qui voulait dire qu’il se trouvait sous la tutelle d’un ministère et qu’il était financé par le budget de ce dernier. (...) En 1889, le Bundesrat (où siégeaient les représentants des princes allemands) décida de lui accorder un privilège unique, accrédité par le ministère : toutes les collections qui étaient le fruit d’expéditions ethnologiques effectuées avec le soutien financier de l’État ainsi que les collections rassemblées dans les colonies par des fonctionnaires et des officiers étaient à réserver d’abord au musée de la métropole."

Hans Voges met en évidence, en cette fin du XIXe siècle, le contexte d'une "chasse effrénée" aux objets divers et aux belles pièces et ses conséquences pour les musées européens.

"les collections ethnographiques berlinoises connurent en tout cas une croissance des plus spectaculaires" (...) "Avant tout, ce furent les fonctionnaires coloniaux et les officiers de la troupe dite « de protection » qui proposèrent au musée des objets ethnographiques rassemblés par eux. Mais certaines acquisitions lient les collections plus étroitement encore au colonialisme. Avec la conquête du Bénin par les troupes britanniques en 1886 par exemple, c’est tout un trésor de guerre exotique qui arriva sur le marché de l’art européen. Grâce à l’initiative de Felix von Luschan, directeur adjoint du musée, celui-ci acquit des sculptures en ivoire et les célèbres bronzes. Leur nombre s’élevait en 1919 à environ 580 pièces, à peine un tiers de cette acquisition pouvant être exposé. Une autre nouvelle acquisition, obtenue dans des circonstances différentes, fut le trône de Bamum dans la savane camerounaise. Le roi Njoya en avait fait cadeau à son collègue allemand, Guillaume II, après avoir reçu de ce dernier un uniforme de parade et des uniformes pour sa garde personnelle. Grâce à ses liens étroits avec le ministère, le musée jouissait également du rare privilège de participer au financement de voyages d’exploration et de collecte. "

Ce quatrième cours sur les musées qui se développent, indique Bénédicte Savoy, sert de socle pour les quatre prochains cours qui vont nous occuper chacun d'entre eux. " Sur cette période, entre 1884 et a peu près le milieu des années 30, on abordera la question de l'armée, la question des scientifiques, la question des missionnaires et la question du marché".

Alors comment est-on passé d’un petit nombre de pièces africaines à une arrivée massive d’objet venus de l’Afrique au tournant du XIXe-XXe siècle, dans tous les musées européens ?

Nous gagnons le Collège de France, le 6 mars 2020 pour le cours de Bénédicte Savoy,  Présence africaine dans les musées d’Europe, aujourd’hui, " De grands musées vides".

Pour prolonger :

  • Références bibliographiques

Hans Voges, Un musée en situation : le Musée ethnologique de Berlin et le contexte colonial In :  Quand Berlin pensait les peuples : Anthropologie, ethnologie et psychologie (1850-1890) [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2004 

  • Références musicales

Le générique de fin de la série scelle la rencontre de Bach et du morceau "Sankanda", extrait de l'album "Lambarena - Bach to Africa" d'Hugues de Courson.

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