L'Europe de la recherche et de la défense : épisode 8/9 du podcast Inventer l'Europe, colloque du Collège de France

"L’Europe encaisse, elle s’adapte, elle rebondit et se relance".
"L’Europe encaisse, elle s’adapte, elle rebondit et se relance". ©Getty - Gandee Vasan
"L’Europe encaisse, elle s’adapte, elle rebondit et se relance". ©Getty - Gandee Vasan
"L’Europe encaisse, elle s’adapte, elle rebondit et se relance". ©Getty - Gandee Vasan
Publicité

Pourquoi les Européens ignorent-ils qu’il sont une puissance et pourquoi doivent-ils développer une conscience stratégique ? S’interroge Nicole Gnesotto. Quels sont les réels succès de l’Europe en matière de recherche et pourquoi sont-ils méconnus du grand public ? Demande Jean-Eric Paquet.

Avec
  • Nicole Gnesotto Vice-présidente de l’Institut Jacques Delors, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers

Nous voici, au terme du colloque interdisciplinaire, " Inventer L’Europe", donné au Collège de France les 21 et 22 octobre 2021, avant la Présidence Française du Conseil de l’Union Européenne ( PFUE) - un colloque co-organisé par les professeurs Samantha Besson, Edith Heard, Stéphane Mallat et William Marx avec Thomas Römer, administrateur du Collège de France.

Nous explorons aujourd’hui l’Europe qui invente et qui doit se réinventer, face aux défis du XXIe siècles, en construisant une souveraineté européenne inédite. Cette souveraineté doit trouver "un équilibre entre ouverture et protection".

Publicité

Jacques Delors a préfacé le stimulant essai de Nicole Gnesotto, intitulé, L'Europe : changer ou périr, publié récemment chez Tallandier. Il rappelle que l’Union européenne, face à la panique des états-nations, au plus fort de la pandémie a failli être emportée. Mais le "réflexe de survie" a montré la formidable résilience de l’Union Européenne. A chaque crise, souligne l'ancien président de la Commission européenne de 1985 à 1995, "L’Europe encaisse, elle s’adapte, elle rebondit et se relance". Alors que "l’humanité abuse de la planète et qu’il n’y a pas d’avenir sans respect de la nature et des hommes qui y souffrent", "il est urgent de concentrer les intelligences européennes afin de comprendre le moment très particulier" que nous vivons et alors que nous "butons" tous sur la "disparition des certitudes".

L'Europe de la Recherche par Jean-Eric Paquet

Or, l’Europe cherche à s’appuyer concrètement sur la Recherche et l’innovation pour faire face aux différents défis et crises qui la touchent, avoir une approche systémique et s’appuyer sur la richesse de sa diversité. En première partie, Jean-Eric Paquet, directeur-général pour la Recherche et l'Innovation auprès de la Commission européenne, met en valeur le grand dynamisme de la politique européenne de recherche et d’innovation et il analyse comment "améliorer encore la coordination de la recherche en Europe, ainsi qu’avec nos partenaires internationaux".

Dans la présentation de sa conférence au Collège de France, il note que "les États membres investissent encore trop peu dans la recherche et l’innovation ; l’Europe doit trouver un équilibre entre ouverture et protection de sa souveraineté technologique ; ses succès sont trop souvent méconnus du grand public. Pourtant, l’histoire récente a une nouvelle fois démontré que l’Europe possède la capacité de relever des défis planétaires et d’œuvrer pour le bien-être de la collectivité : le vaccin à ARN messager contre la Covid-19 est le résultat d’un effort de recherche financé depuis une vingtaine d’années par le Conseil européen de la recherche".

"Ce vaccin, appelé souvent en France le vaccin de Pfizer, est en réalité, rappelle Jean-Eric Paquet, le vaccin de l'entreprise de biotechnologie, BioNtech, une entreprise européenne dont le fondateur Ugur Sahin et son épouse, Özlem Türeci, sont financés par le Conseil européen de recherche. Ils ont été évidemment aussi soutenus par des moyens en Allemagne. Mais c'est cette recherche fondamentale sur deux décennies autour des technologies du messager ARN qui ont permis à cette entreprise européenne, en l'espace de quelques semaines, de proposer à des essais cliniques ce vaccin. Ensuite, de s'allier effectivement avec Pfizer pour élargir le champ de ces essais cliniques à l'échelle globale et produire aussi, ensuite ce vaccin à l'échelle globale, avec donc un appui de l'ERC de très longue durée, et dans cette dernière phase aussi, des financements directement de la Banque européenne d'investissement. Donc la sortie de la pandémie par le vaccin est un succès très remarquable de la recherche européenne dans sa dimension d'appui à la recherche et à la science fondamentale, mais aussi dans sa capacité à traduire ces résultats à l'échelle industrielle."

Outre le nouveau programme de financement de la recherche et l’innovation, Horizon Europe, doté de 95,5 milliards d’euros sur sept ans, Jean-Eric Paquet présente les principales institutions  "Institué en 2007 pour financer l’excellence scientifique à la frontière des connaissances, le Conseil européen de la recherche se destine à la recherche exploratoire avec pour unique critère de sélection l’excellence scientifique. À côté de cette véritable fabrique de prix Nobel, l’Europe se dote en 2020 d’une fabrique de licornes, le Conseil européen de l’innovation destiné à soutenir l’innovation de rupture, et d’un puissant outil de cocréation destiné à résoudre des défis sociétaux majeurs, les Missions".

En 2021, dans une interview donnée à l'Usine Nouvelle, Jean-Eric Paquet a indiqué, quand il a présenté le programme Horizon Europe : "nous pensons que la prochaine vague de l’innovation n’est pas le digital de manière étroite, mais l’intersection entre la science – la biologie synthétique, l’ingénierie, la mobilité, l’énergie – et le numérique. La deeptech est une force pour l'Europe et nous voulons investir au niveau européen".

Au cours de sa conférence, intitulée l'Europe de la recherche, Jean-Eric Paquet évoque le Laboratoire européen de biologie moléculaire (dont l’acronyme anglais est EMBL), dirigé par la généticienne Edith Heard. Cette dernière rappelait dans une tribune donnée au journal Le monde, en novembre 2021, tout l’apport de la biologie moléculaire face aux enjeux environnementaux.

"La mise en commun des avancées dans ces différents domaines offre un potentiel énorme aux sciences de la vie", écrit Edith Heard.

Pour afficher ce contenu Youtube, vous devez accepter les cookies Publicité.

Ces cookies permettent à nos partenaires de vous proposer des publicités et des contenus personnalisés en fonction de votre navigation, de votre profil et de vos centres d'intérêt.

"Pour ne prendre qu’un exemple, explique la généticienne, la biologie structurale a connu une véritable révolution, ces dernières décennies, avec le développement tout récemment de l’outil AlphaFold de prédiction de structures de protéines par les techniques de l’intelligence artificielle. Grâce à une collaboration étroite avec son concepteur, la société DeepMind (filiale de Google), l’EMBL peut s’enorgueillir d’avoir rendu immédiatement accessible à tous cet outil sans pareil de compréhension du vivant."

"Les équipes d'Edith Heard et aussi de EMBL", rappelle Jean-Eric Paquet au début de sa contribution, ont travaillé avec la Commission européenne pour mettre en place une "plateforme de partage des données, des dizaines de milliers de séquençages génomiques, des centaines et même des milliers de chercheurs" ont ainsi "partagé leurs données et ont permis la connaissance du Covid et l'émergence de thérapies"

Le modèle européen rappelons-le encore est un modèle de libre circulation des idées, des hommes et des savoirs. Alors de quelle façon, selon Jean-Eric Paquet, la meilleure science du monde se fait-elle en Europe ?

L'Europe de la défense par Nicole Gnesotto

En seconde partie, Nicole Gnesotto s’attache à la complexe question de l’Europe de la défense, appelée de ses vœux par l’opinion européenne, mais qu’il faut réinventer. Pourquoi faut-il dépasser le tabou qui accompagne le mot de "puissance"? Qu’est-ce qu’aujourd’hui, un ennemi ou un allié, quand la Chine, partenaire essentiel et vital, "transforme le commerce en arme géopolitique" et que les États-Unis deviennent un "allié incertain" pour l’Europe ? Demande l’historienne.

Les enjeux de défense dans un monde de l'incertain

Professeure titulaire de la chaire sur l’Union européenne au Conservatoire national des arts et métiers ( CNAM), et vice-présidente de l’Institut Jacques Delors, Nicole Gnesotto a notamment été directrice de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne de 2001 à 2007.

"Nous sommes entrés dans un univers de risque maximal sur fond de prévention politique minimale", indique l'historienne-politiste en ouverture de sa contribution. Cette confusion est particulièrement déstabilisante pour l’Europe dont les trois boussoles – l’allié américain, le libéralisme économique, la démocratie – se détraquent en même temps. Les Etats-Unis sont devenus un allié incertain, le libéralisme économique n’est plus le gage d’une croissance indéfinie mais peut au contraire entraîner des crises majeures – et la démocratie est remise en cause en Europe même, par la Pologne et la Hongrie notamment. Inventer une Europe de la défense, sans repères autres que des menaces elles-mêmes confuses, des valeurs chancelantes, et des alliances incertaines, ne va pas de soi."

"Au-delà de son territoire et de ses intérêts, que défendra-t-on? demande-t-elle. Quel monde l’Europe désirera-t-elle conforter ? Quel système de valeurs ? Ce débat, à la fois politique et philosophique, devrait être le fondement d’une Europe de la défense. Or il est loin d’être consensuel entre les 27".

Le tabou de la puissance et les questions de souveraineté

Nicole Gnesotto analyse le tabou de la puissance au coeur de l'Union européenne. "Dans l’ADN même de la construction européenne, tout a été conçu pour éliminer les rapports de forces entre les Etats, et entre ceux-ci et le reste du monde" rappelle l'historienne qui s'interroge ainsi, aujourd'hui : Comment expliquer cette impossibilité des Européens à penser leur propre responsabilité stratégique ? Pourquoi est-ce si douloureux pour l’Europe d’accéder au statut de puissance politique au sein de la mondialisation ? Et comment inventer la défense de l’Europe si les Européens ne veulent pas être défendus autrement que par l’Amérique ?

Quand elle évoque l’Europe en puissance, Nicole Gnesotto indique, dans son essai intitulé L'Europe : changer ou périr ( Tallandier, 2022) :

"Les Européens sont de petites nations. La France par exemple, grande puissance, s’il en est, à cause de son statut nucléaire et de son siège permanent au conseil de sécurité des Nations unies, ce n’est jamais que 4 % du PIB mondial, 1 % de la population mondiale, sur 1 % des territoires immergés de la planète. L’Allemagne pèse plus lourd sur le plan économique et démographique, mais elle n’a aucun des attributs politiques de la puissance, et elle ne souhaite pas en être. Tous les autres états membres de l’Union sont de petits pays. Même réunis, les Européens ne pèsent que 7 % de la population mondiale, mais ils parviennent à réunir 18 % du PIB mondial, devant la Chine. C’est toute la différence : divisée en états nations, l’Europe ne compte pas. Réunie, elle a une chance d’influencer le cours des choses".

"Depuis 2016, date du double choc du Brexit et de l’élection de Trump, souligne encore Nicole Gnesotto, *ce sont l*es notions de souveraineté ou d’autonomie stratégique européenne qui ont trouvé leur place dans les textes européens".

Or "la notion de souveraineté fait référence à un état, ou du moins l’existence d’une communauté politique achevée, elle n’a pas les faveurs des Européens les plus hostiles à l’intégration. En revanche, parce qu’elle semble postuler le maintien d’un lien vital avec les Etats-Unis, l’autonomie a leur préférence (…) Ce qui compte pour l’Europe dans le monde du XXIe siècle déboussolé, ce que les citoyens attendent aussi, c’est la maîtrise des décisions, le contrôle des dynamiques externes, la possibilité de choisir ses dépendances plutôt que de les subir". Autrement dit, note encore Nicole Gnesotto," la souveraineté n’est pas l’indépendance, avec laquelle elle se trouve souvent confondue, et qui inquiète bon nombre d’états membres. La souveraineté, c’est l’expression d’une décision politique collective des Européens".

Nous gagnons le Collège de France les 21 et 22 octobre 2021, aujourd’hui l’Europe de la défense et de la recherche, de souveraineté à la liberté !

Pour prolonger

L' ensemble du colloque "Inventer l'Europe" est disponible sur le site du Collège de France, qui met à disposition les vidéos et fichiers sonores des contributeurs et d'autres ressources. A la toute fin de notre série autour de ce colloque, vous avez pu écouter un court extrait du mot de la fin de Samantha Besson, titulaire de la chaire Droit international des Institutions et co-organisatrice du colloque "Inventer l’Europe", professeure à temps partiel de droit international public et de droit européen à l’Université de Fribourg en Suisse. Elle a publié en 2020 La Due Diligence en droit international (Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, Vol. 409, La Haye: Brill 2020).

Nicole Gnesotto, L'Europe : changer ou périr, ( Tallandier, 2022)

Le CNRS propose un article synthèse intitulé " La recherche, l'avenir de l'Europe" : "Alors que la France s’apprête à prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022, la recherche scientifique s’impose comme l’un des piliers de la construction européenne. Quelles sont les particularités et les valeurs de l'Europe en la matière ?"

Couverture de l'essai de N. Gnesotto et image extraite de la synthèse du CNRS "La recherche, l'avenir de l'Europe"
Couverture de l'essai de N. Gnesotto et image extraite de la synthèse du CNRS "La recherche, l'avenir de l'Europe"
- Tallandier / Emmanuel Polanco/Colagene Paris

L'équipe